La perte du château de Crévic
Dans la succession de leurs parents, Hubert, son frère Raoul et sa sœur Blanche ont recueilli plusieurs propriétés. Lors du partage, comme si un droit d’aînesse avait joué en sa faveur, Hubert obtient la propriété de Crévic à laquelle il tient tant. Elle s’était transmise par héritage direct depuis le début du XVIème siècle. Il rapporte que dans la lignée maternelle, « son trisaïeul de la Lance avait épousé Mademoiselle de Fériet qui lui avait apporté Crévic ».
Crévic, entre Dombasle-sur-Meurthe et Lunéville, ce n’était pas seulement un terroir familial exhalant l’odeur de l’histoire des siècles passés, c’était aussi l’histoire de ses ancêtres racontée à travers les meubles, les bibelots, les tableaux, les archives soigneusement conservées. De plus, c’était le terroir où, enfant, il venait passer l’été chez sa grand-mère Grimoult de Villemotte et il y avait ancré ses propres souvenirs.
En attendant de s’y retirer, le moment venu de la retraite, il vient y séjourner chaque fois que possible. Il y regroupe progressivement tout ce qu’il conservait éparpillé entre Rennes, où son déménagement d’Oran était arrivé fin 1910, la propriété familiale de Touchebredier reprise par sa sœur Blanche de Ponton d’Amécourt, son appartement de Paris et son pied à terre de Nancy. En fait, il y amasse tout ce qui lui tient à cœur : souvenirs d’enfance et de jeunesse, objets discrets ou volumineux ramenés de ses voyages et séjours outre-mer, ainsi que de nombreux documents et une abondante correspondance bien archivée. Depuis leur mariage, le 14 octobre 1909, son épouse Inès y a apporté aussi maints objets et souvenirs personnels.
Lorsque la guerre de 1914-18 éclate, Lyautey est Commissaire Résident Général de France au Maroc. Il est le premier à occuper ce poste créé en 1912 par le traité de protectorat signé entre la France et le Maroc qui, de ce fait, est soustrait à la convoitise des Allemands. Imaginant que les premiers combats n’épargneraient pas la Lorraine, il a prévu l’évacuation et la dispersion en lieux sûrs des objets les plus précieux de Crévic. Mais, en raison de la priorité donnée aux transports militaires, seules quelques caisses peuvent partir.
Très vite, les combats amènent les Allemands aux portes de Nancy, dont ils ne parviennent pas à s’emparer. Furieux, ils attaquent alors en direction de Lunéville pour tenter d’atteindre la trouée de Charmes. Le 22 août, précédés de tirs au canon, ils arrivent à Crévic et cherchent aussitôt le château ainsi que Madame Lyautey qui était là quelques jours auparavant. Le château et ses dépendances sont pillés et incendiés. Le Résident Général vient de faire les frais de la rancœur et de la vengeance des Allemands à propos du traité de protectorat et de sa réussite au Maroc, où il doit faire la chasse aux espions et aux émissaires allemands qui cherchent à encourager la rébellion. Au cours de cette opération de représailles, des maisons du village sont détruites et cinq habitants sont exécutés.
Tout a disparu à jamais. Il ne reste plus que des pans de murs calcinés et prêts à s’effondrer. La nouvelle parvient rapidement à Lyautey au Maroc. Le choc est terrible, il est abasourdi, ébranlé et, s’il n’avait pas cette faculté de rebondir qu’on lui connaît, on pourrait dire anéanti. Si la perte de tout ce qu’il conservait avec ferveur lui est cruelle et insupportable, elle est aussi inestimable pour les historiens privés de notes et de lettres envoyées (il gardait des doubles) ou reçues avant ses soixante ans.
Pour fuir la souffrance, ne rien laisser paraître et oublier, il multiplie ses activités et se dépense dans tous les domaines. Il se confie cependant à quelques intimes : « J’ai été frappé dans ce que j’ai de plus cher par la destruction de Crévic, pétrolé, amas de décombres, où rien n’a été sauvé de ce qu’y avaient accumulé dix générations, de tout ce que j’y avais réuni, toutes mes notes, documents, correspondance, souvenirs, une vie de quarante ans de labeur. Je garde la façade, mais je suis une momie vivante. Je tiendrai ici le coup jusqu’au bout avec le sourire, mais après cette guerre je m’ensevelirai. » Il pourra se rendre compte de l’ampleur du désastre en faisant un crochet par Crévic, à l’occasion d’une mission en France au cours de l’hiver 1914-15.
Après la guerre, comme pour arriver à faire son deuil avant de songer à reconstruire, il dresse en 125 pages manuscrites, grâce à un effort de mémoire extraordinaire, l’inventaire, pièce par pièce, de tout ce que contenait Crévic, sous le titre « La maison morte ». « Je fais appel à tous mes souvenirs, écrit-il, pour en fixer la vision. »
Ce n’est pas une simple énumération d’objets, c’est pour beaucoup une description, voire pour certains un historique avec une annotation sentimentale et même une description de l’environnement :
« Nos deux chambres étaient contiguës, avec un balcon commun au couchant. Ô la vue de ce balcon à l’aube ! La brume légère sur le parc, à gauche vers l’étang où se mirait le kiosque chinois, perché sur un rocher artificiel, fantaisie de I825, le parc, que ne limitait aucune clôture, s’étendant à travers la campagne jusqu’aux coteaux que dentelaient les peupliers de la grande route de Nancy à Strasbourg. En face, deux grands massifs de sapins sur lesquels se détachaient en blanc deux vieux vases Louis XVI, le portique de la balançoire et du trapèze. Entre les deux, une clairière où, à la Fête-Dieu, le reposoir……. Au-delà, les coteaux de la rive droite du Sanon, puis les fumées d’usine de Dombasle et, à la nuit, la grande lueur de Nancy. À droite encore, se détachant sur les massifs, les charmantes statues, les Quatre Saisons de Guibal, le joyau de Crévic achetées par mon arrière-grand-père de La Lance à la dispersion du château de Stanislas à Lunéville en 1825.«
Il pèse le pour et le contre avant d’engager le montant de ses dommages de guerre. Reconstruire sur les ruines de Crévic qui lui ont brisé le cœur, il n’y songe plus, comme l’indique la conclusion de « La maison morte » :
« La vieille maison est morte. Je ferme ces lignes comme une pierre tombale dont l’inscription seule rappelle le souvenir de ce qui n’est plus. »
Il songera un moment à acheter une propriété en Eure-et-Loir pour se rapprocher de sa sœur Blanche très éprouvée pendant la guerre. Elle a perdu son mari le colonel Ponton d’Amécourt en 1914 et son fils Henri, brillant polytechnicien et aviateur en 1916.