Lyautey, un style d’architecture et d’urbanisme

Lyautey s’exprime

 Le 10 décembre 1926, le Maréchal Lyautey présidait une conférence de Mr. Jean Gallotti, inspecteur des Beaux-Arts au Maroc « Comment on sauve l’art d’un pays ». En conclusion, tout en rappelant ce qui avait guidé son action au Maroc dans les domaines de l’art et de l’urbanisme. Lyautey rendit aussi hommage à ses collaborateurs et en particulier à Henri Prost. Par la suite, Lyautey fit encore appel à l’architecte Albert Laprade pour réaliser, lors de l’Exposition coloniale de 1931, le Palais de la Porte dorée destiné à être le « Musée permanent des colonies ».

Extrait concernant l’urbanisme (in Paroles d’action le Lyautey – 1927)

« M. Gallotti vient de vous dire combien nous nous étions efforcés d’assurer la sauvegarde des monuments et des sites et aussi notre souci de permettre à la vie européenne de se développer le plus largement possible avec le minimum de risques pour ce que nous regardions comme un devoir de préserver.
Il est évident que rien n’a été plus funeste pour l’originalité et le charme des villes algériennes, de tant de villes d’Orient, que leur pénétration par les installations européennes modernes. Cette pénétration fut d’ailleurs aussi incommode pour les uns que pour les autres. La grosse erreur des débuts fut de regarder la ville indigène comme pouvant s’adapter aux nécessités des Européens, d’y installer, dans des édifices publics ou privés, des services administratifs, des casernes, d’y entraîner à leur suite le commerce et l’industrie, en bouleversant forcément toute la ville indigène par l’élargissement des rues, le percement de grandes artères, n’y laissant subsister que des flots de plus en plus réduits, abandonnés des notables, où l’on ne trouve plus entassés que des bouges et des mauvais lieux.   
Or, il ne s’agit pas seulement ici de la satisfaction esthétique d’amateurs épris de beauté et d’art, il s’agit aujourd’hui, j’ose le dire, pour ceux qui ont la charge d’être les premiers gouvernants, d’un devoir d’État. Depuis le développement si récent et si intense du grand tourisme, la préservation de la beauté d’un pays a pris un intérêt économique de premier rang. Attirer le grand tourisme, c’est tout gain pour les budgets publics et privés. Le touriste ne vient pas dans les pays où il ne reste plus rien à visiter (…).

J’ai eu la chance dès le début d’avoir des collaborateurs d’art de premier choix. La guerre m’en amena d’autres : grands blessés revenus du front, tels Mr Laprade, architecte dessinateur de tant de goût, le grand artiste Boutet de Monvel, le peintre Vicaire venu de la villa Médicis, des mobilisés dirigés au cours de la guerre sur le Maroc, Mr Ricard, Mr de la Nézière, Mr Rousseau, le graveur Lobel Riche, et j’en oublie; et enfin le grand urbaniste Mr Prost qui fut réellement l’inspirateur de nos villes nouvelles et de la conception qui leur permit de voisiner sans trop de dommages avec les villes indigènes.


L’essentiel, sur ce point capital, c’est qu’il y ait le moins de mélanges possible entre les deux ordres de villes. Il y a, à l’origine de la mutilation et même souvent de la disparition des villes indigènes, dans les pays où s’installe l’Européen, la tendance toute naturelle, forcée même au début, à s’installer là où seulement se trouvent la vie et les affaires, c’est-à-dire dans la ville indigène. À très bref délai chacun s’y gêne et en souffre. L’indigène, parce que toute sa vie, son indépendance, ses coutumes, ses habitudes, s’en trouvent atteintes ; L’Européen, parce que, quoi qu’il fasse, il n’arrive pas à y réaliser le confort, l’aisance, l’espace, les conditions d’hygiène dont il a besoin, surtout à partir du jour où les grandes entreprises, une classe supérieure de colons, viennent se substituer aux petits mercantis du début. Il faut de larges rues, des boulevards, de hautes façades pour magasins et logements, des canalisations d’eau et d’électricité, qui bouleversent la ville indigène, y rendant la vie coutumière impossible. Vous savez combien le musulman est jaloux de l’intégrité de sa vie privée, vous connaissez les ruelles étroites, les façades sans ouvertures derrière lesquelles se cache aux regards toute la vie, les terrasses où s’épanouit l’existence familiale et qui doivent rester à l’abri des regards indiscrets. 

Or, la maison européenne, ses étages superposés le gratte-ciel moderne de plus en plus élevé, c’est la mort de la terrasse, c’est l’atteinte portée à la vie traditionnelle. Toutes les habitudes, tous les goûts s’opposent. Peu à peu la ville européenne chasse le natif, sans pour cela réaliser les conditions indispensables à notre vie moderne, de plus en plus étalée et trépidante. 

En somme, il faut toujours, et vite, finir par sortir de la ville indigène et créer de nouveaux quartiers. Mais il est alors trop tard : le mal est fait ; la ville indigène est polluée, sabotée ; tout le charme en est parti et l’élite de la population l’a quittée. L’expérience de trop de villes algériennes était là pour nous l’enseigner. Il était donc bien plus simple, puisque l’on devait en sortir, de commencer par se mettre dehors. C’est de là qu’est partie notre conception initiale.   

Toucher le moins possible aux villes indigènes. Aménager à leurs abords, sur les vastes espaces encore libres, la ville européenne, suivant un plan réalisant les conditions les plus modernes, larges boulevards, adductions d’eau et d’électricité, squares et jardins, autobus et tramways, et prévoyant aussi les possibilités d’extension future. Réunir dans un même quartier tous les services publics, tant pour la commodité réciproque de leur voisinage que pour la commodité du client qui, s’il s’agit d’un Français surtout, ne peut faire un pas ni remuer quoi que ce soit sans recourir aux « bureaux », et qui, dans la plupart de nos villes, à commencer par Paris, est forcé de courir d’une extrémité à l’autre, rejeté de bureau en bureau, car celui auquel il s’adresse n’est jamais celui qu’il faut, et le mal heureux est d’ailleurs hors d’état de le savoir.   
Prévoir des zones distinctes pour les « quartiers industriels, quartiers commerçants, quartiers de plaisance et de villas », lesquels, s’interpénétrant, ne font que se gêner les uns les autres. Cette conception, dans son ensemble, ce n’est certes pas moi qui en ai l’honneur, mais avant tout M. Prost, le très grand urbaniste qui s’était pénétré des très intéressantes conceptions américaines, allemandes, les avait appliquées déjà en Belgique, et apportait au Maroc l’aubaine de son expérience et de ses larges vues (…).   

Les objections : la dominante (que de fois en ai-je eu l’écho, si l’on n’osait trop me le dire en face ! : « Il voit trop grand, c’est un somptuaire, un mégalomane ! » – Ah ! je la connais ! Eh bien, non, je ne voyais pas trop « grand ». Qu’on aille voir aujourd’hui. En maint endroit on est déjà forcé d’élargir. On ne voit jamais trop grand quand il s’agit de fonder pour des siècles. Et quand je repasse ma vie coloniale, c’est, vous me permettrez de l’avouer, une de mes plus hautes satisfactions de pouvoir évoquer sur bien des points du globe l’urbs condita (…).   
Mr Gallotti vous a dit que, grâce aux pouvoirs législatifs de Sa Majesté le sultan — et j’ajoute à son inépuisable bonne volonté à seconder nos vues —, nous avions eu le grand bénéfice de pouvoir établir des servitudes (…). 

Le plus souvent, nous tenions le bon bout grâce à nos « limiers », à mes chers agents des Beaux-Arts et à leurs auxiliaires bénévoles, gens de goût, touristes de passage qui spontanément s’offraient à empêcher des désastres, tel cet artiste de charmant talent qu’est Jacques Majorelle, fixé à Marrakech, lui aussi investi du droit de m’écrire directement et qui fut pour Gallotti un constant et précieux collaborateur.
Et j’en reviens, pour conclure, à la part qui dans cette œuvre revient si largement à M. Prost. Il nous apporta, avec son expérience, la science de l’Urbanisme. Si le mot est récent, la chose est ancienne. L’admirable ordonnance de tant de villes de l’antiquité gréco-romaine, de l’Égypte, de l’Orient et de l’Extrême-Orient et, chez nous, de tant de créations des XVIIe et XVIIIe siècles, Versailles, le Nancy de Léopold et de Stanislas, le Tours entre la Loire et le boulevard Bérenger, et tant et tant d’autres, c’est de l’Urbanisme. Mais « l’urbanisme, tel que nous l’apporta Prost, ce n’est pas seulement le sens et le goût des ordonnances harmonieuses, élégantes et vastes, c’est leur conciliation avec les nécessités du XXe siècle, avec les besoins d’une usinerie et d’une circulation qui ne connaissent plus de limites et qu’il faut satisfaire.
Déplorons, en passant, que cette science et ce goût de l' »urbanisme » ne soient revenus à la France que si tardivement, si timidement, que les pouvoirs publics s’en soient, dans les cinquante ou soixante dernières années, si souvent désintéressés. C’est ainsi qu’à Nancy, à côté de l’adorable ville du XVIIIe siècle, se sont créés de nouveaux quartiers si médiocres, pour lesquels il eût été si simple de prévoir une « ordonnance » plus heureuse, respectant des sites qui auraient dû être sacrés, telle la vieille Croix de Bourgogne au bord du vestige de l’étang où périt Charles le Téméraire, la vieille Commanderie – et il n’y a pas de ville dont on ne puisse en dire autant.

Ce fut la bonne fortune du Maroc d’avoir, dès l’origine, cette belle équipe d’artistes et d’hommes de goût, passionnément épris des beautés de ce pays, résolus à se donner à leur sauvegarde, tel celui que vous venez d’applaudir (Mr Gallotti). Ils avaient, entre autres, cette qualité d’être aussi peu fonctionnaires que possible, fort insoucieux des clichés réglementaires, des scrupules juridiques, assez peu révérencieux vis-à-vis des hiérarchies constituées, bref anti-fonctionnaires, antiréglementaires, anti-routiniers, tout ce qu’il fallait pour ne pas trouver place dans la hiérarchie de la vieille Administration française…, mais tout ce qu’il fallait pour être agréés dans une hiérarchie qui avait le plus souvent pour règle de prendre le contre-pied de tous les principes dont s’inspire en général l’Administration française. »