Lyautey, homme d’État

On peut inclure sous ce titre les idées et les prises de position de Lyautey sur les équilibres mondiaux, sur la politique intérieure et extérieure de la France, sur la conduite de la guerre 1914-18, sur l’Europe, sur les relations à instaurer avec le Maghreb et avec les Pays de la Méditerranée. 

Lyautey et la démocratie

Extrait de l’allocution prononcée à Rabat le 14 juillet 1918 lors de la réception des Français pour la fête nationale

Oui, ceux qui ne comprennent pas ne sont qu’une infime minorité, mais c’est à vous tous, c’est à la majorité qui pense comme moi, à parler haut et à faire la loi. Malheureusement, c’est ce que les majorités n’osent jamais.
Tenez, en France, pendant les quelques semaines que j’ai passées au ministère, une chose me suffoquait : on venait me dire, dans mon cabinet de ministre, les choses les plus justes, les plus conformes à la situation, s’inspirant du patriotisme le plus élevé, et, le lendemain, à la Chambre, devant le public, rien de tout ça n’existait plus. Et j’entendais les mêmes hommes tenir un langage absolument contraire, parce qu’il n’existait plus qu’une préoccupation : la réélection. 
Et lorsque je m’en indignais, on me répondait assez piteusement : « Que voulez-vous, ce sont les nécessités du régime démocratique. »

Eh bien non ! je m’inscris en faux, au nom de la démocratie et à son honneur. On ne peut dire certes que l’Amérique ne soit pas en démocratie, ni l’Angleterre, sous son couronnement monarchique. Or, écoutez le langage que tiennent à ces pays leurs chefs politiques. Leurs discours sont des modèles, parce qu’ils ne se croient pas obligés, eux, de flatter une opinion publique illusoire. Ils parlent à leur pays gravement, rudement même, et ils ont raison, car le devoir des chefs, ce n’est pas de prendre le vent et de suivre, mais, au contraire, de guider, de diriger, d’orienter. Et la voilà, la vérité démocratique ! 
Et, j’ajouterai même, cela s’impose bien plus encore dans les démocraties qu’ailleurs, parce que les démocraties, du fait que tous participent au pouvoir, ont besoin, plus que tout autre régime, que l’opinion soit constamment dirigée. Et lorsqu’on leur parle de langage qu’il faut, elles comprennent toujours. Il n’y a pas de pire erreur que de s’imaginer, parce que l’on hurlera avec les loups et bêlera avec les moutons, qu’on satisfera l’opinion et qu’on se rendra populaire. 

D’abord, ceux qui sont au pouvoir et y gardent le souci prédominant de se rendre populaires sont indignes de commander. Il n’y faut plus écouter que sa conscience, son devoir vis-à vis du pays, vis-à-vis de la postérité et de soi-même, sans aucun souci des applaudissements qu’on peut recueillir. C’est pourquoi je vous parle comme je le fais, pour que vous le répétiez à tous, remplissant le devoir que m’imposent mon âge, ma charge, les fonctions que j’ai remplies, celles que je remplis aujourd’hui, et la connaissance que la situation que j’occupe me donne de l’ensemble de la situation. 

Allocution du 1er janvier 1919  

Le 1er janvier 1919, le futur Maréchal Lyautey, alors Résident Général de France au Maroc, s’adressait aux militaires et civils français rassemblés à Casablanca à l’occasion de la nouvelle année.
L’allocution de ce véritable homme d’État ne peut que nous faire réfléchir à la fois sur sa lucidité et son courage et sur la valeur de son message transposable dans bien des situations dans l’actualité.

En publiant le texte de cette allocution dans « Paroles d’action » Lyautey lui avait donné pour titre :

Célébration de la victoire récente ;

Prévision des crises qui nous attendent encore ;

Appel à la patience et à la nécessité de continuer l’effort et l’avait introduit de la manière suivante :

Dans la joie de la victoire, ce rappel immédiat aux réalités s’imposait. Alors que, en France, l‘armistice marquait bien la fin de la lutte, au Maroc cette lutte continuait, et plus âpre encore. Une grande partie du pays nous résistait toujours ; mais, par suite de la démobilisation et du rappel immédiat des unités territoriales formant l’appoint le plus solide de nos forces, nos effectifs se trouvaient subitement réduits. Pour les indigènes des zones dissidentes, la victoire d’Europe ne leur apparaissait ainsi que sous l’aspect d’une notable diminution des forces qui leur tenaient tête. Une propagande, qui ne désarma jamais, exploitait largement cette situation auprès d’eux. D’autre part, il y avait de notre côté une lassitude de l’effort d’autant plus grande que les yeux se portaient vers la France où, la question militaire ne se posant plus, c’était pour tous la détente, le repos, si longtemps attendus.   
Il y eut là une période matériellement et moralement des plus dures, exigeant de ceux qui avaient la charge du commandement des rappels constants et particulièrement ingrats.

Allocution du Général Lyautey à Casablanca, le 1er janvier 1919

Pour la première fois depuis quatre ans, nous nous réjouissons dans la joie de la victoire, de cette victoire si éclatante et si complète dépassant toutes les espérances et toutes les prévisions. À la nouvelle triomphale de l’Armistice, ici, à Casablanca et à Rabat, nous avons laissé déborder notre enthousiasme, nous avons communié dans le même élan. 
Mais déjà, en ces heures d’allégresse inoubliables, j’ai cru de mon devoir de chef de Gouvernement de signaler discrètement que la fin des hostilités ne marquerait pas la disparition des difficultés ni le retour immédiat à la vie normale. L’expérience de ces sept semaines n’a fait que confirmer et grandir cette impression.   
Certes, l’ennemi a subi la plus lourde défaite sanctionnée par des conditions rigoureuses ; il est rejeté hors de notre sol libéré, et bien au-delà. Non seulement les noms de Strasbourg et de Metz, mais ceux de Mayence, de Coblence et de Cologne retentissent à nos oreilles, étapes triomphales de nos armées victorieuses ; la puissance de l’Allemagne s’est effondrée, et nous ne saurons jamais avoir assez de gratitude pour les artisans de la victoire, pour nos troupes, pour ceux qui ont eu la charge de nos destinées militaires et politiques, et, avant tous, Foch, Clemenceau, le président de la République, ainsi que pour nos grands alliés.   
Mais, à défaut d’autres informations, il suffirait de lire les communiqués et les journaux pour se rendre compte que l’ordre, la paix, la vie normale ne se restaurent pas en un jour, au lendemain d’une secousse comme le monde n’en a jamais connue.
Ici même, au Maroc, la plupart des problèmes que la guerre avait posés subsistent toujours. Au point de vue économique, c’est la crise du fret que rien n’a atténuée encore et sur laquelle il n’est pas toujours en notre pouvoir d’agir, car sa solution est loin de dépendre uniquement de nous et même de la métropole ; — c’est la crise de la démobilisation qui, alors qu’en France elle aura pour résultat de rendre ses ressources à l’arrière, nous privera ici de l’appoint inappréciable de tant de valeurs individuelles que la guerre nous avait prêtées, et avant tout de l’appoint des territoriaux dont je saisis cette occasion de reconnaître avec vous les services éminents. 

Il en résultera donc pour nous, tout d’abord, une aggravation momentanée de la crise du personnel, aussi bien pour les intérêts particuliers que dans les services publics.   
Au point de vue militaire, c’est également par une aggravation de la crise des effectifs que se font sentir les premières conséquences de la victoire. Ici, à l’arrière, cette situation est difficilement perceptible, mais elle pèse durement sur l’avant.   
L’action de l’ennemi sur les régions dissidentes ne s’est pas éteinte du jour au lendemain. Il a posé, là aussi, des mines à retardement. Dans les régions lointaines, les dissidents, que les nouvelles n’atteignent que lentement, ne croient pas encore à notre victoire et ne constatent qu’un fait matériel, c’est que nos effectifs fondent de plus en plus et que pas une troupe n’est encore revenue de France, affirmant matériellement nos succès. Il y a enfin les causes profondes de résistance bien antérieures à la guerre, qui subsisteront après elle chez ces populations, la passion de l’indépendance, le fanatisme xénophobe et l’esprit de résistance à l’ordre et à l’organisation. Et c’est pourquoi, ici, l’effort militaire ne doit pas se relâcher un instant.   
J’ai appelé toute l’attention du Gouvernement sur cette situation. J’ai déjà l’assurance qu’il nous donnera à bref délai les moyens d’en sortir sans dommage. Mais, d’ici là, et pour maintenir la soudure jusqu’au retour de nos unités actives, il y a une période de transition des plus critiques à franchir.
 
Je devais à la confiance que nous nous sommes toujours témoignés de vous exposer cette situation, de procéder à cette mise au point indispensable. Car jamais je n’ai eu plus besoin de votre union et de votre concours, et, ayant le droit de compter sur l’une et l’autre, mon premier devoir était de vous éclairer.   
Il me coûte, certes, de faire encore appel à tant d’efforts, après tous ceux que j’ai dû demander depuis quatre ans. 

Et je veux que la dominante des paroles que je vous adresse aujourd’hui soit la confiance et la gratitude

Confiance et gratitude envers vous, messieurs les fonctionnaires

dont je sais le dévouement, l’effort et le désintéressement. Ah ! depuis quatre ans votre tâche a été de plus en plus lourde. Vos rangs se sont éclaircis. Il vous a fallu remplir une besogne toujours croissante avec un personnel de plus en plus restreint. Il est facile de médire de M. Lebureau, mais quand on voit de près, comme je le fais, la tâche écrasante à laquelle il a à faire face dans les conditions les plus ingrates, trop souvent au milieu de critiques qui ont pour excuse d’ignorer le détail de ses difficultés, on ne peut que s’incliner devant le mérite et le patriotisme, aussi bien des grands chefs de service qui se donnent sans compter que de tous leurs collaborateurs attelés à un labeur si âpre. 

Confiance et gratitude envers nos troupes

Ah ! celles-là, on ne reconnaîtra jamais assez leurs mérites ! Je ne saurais trop redire, bien que je l’aie dit si souvent, ce qu’ont été pour elles ces quatre années sur ces fronts obscurs et si sévères, subissant toutes les intempéries, répondant à des agressions continuelles, formant un mur inviolé contre tout ce qui menaçait les intérêts acquis, et ne connaissant ni les relèves, ni les réceptions triomphales, ni le réconfort et les encouragements que tant de mains amies prodiguaient à leurs camarades de France. Et, pour elles, la séance continue, pesant plus que jamais sur les mêmes épaules, alors qu’en Europe leurs cama rades récoltent aujourd’hui les fruits de la victoire dans l’ivresse du triomphe.   
Bientôt, heureusement, d’autres reviendront soulager leur lourde tâche, mais je ne doute pas que la Patrie ne rende de plus en plus justice à l’effort surhumain grâce auquel ce dernier-né de nos domaines coloniaux a été conservé à la France. 

Confiance et gratitude envers la population civile française

qui nous a tous si largement aidés en marchant pendant ces quatre années avec nous, derrière moi, consciente du grand devoir patriotique qu’elle avait à remplir et des obligations que lui imposait le régime de faveur dont le Gouvernement lui a permis de bénéficier. Cette confiance réciproque, je lui demande avec une foi entière de nous la continuer. La pacification du pays, qui est la condition capitale de la sécurité, est considérablement allégée par la paix de l’arrière et par le sentiment de l’unanimité de l’effort. Qu’elle soit assurée que ses intérêts sont notre premier souci, la raison d’être de notre labeur, et il suffirait qu’elle puisse vivre un jour de notre vie administrative pour constater la lutte acharnée que nous menons envers et contre tous pour y satisfaire, et pour assurer à son propre labeur toutes les facilités et tous les fruits sur lesquels, mes chers compatriotes, vous êtes en droit de compter.

Confiance et gratitude, enfin, envers le peuple marocain.

Ah ! n’oublions jamais le spectacle qu’il a donné et le loyal concours qu’il nous a apporté. Nous venions à peine de nous établir sur ce sol frémissant quand la guerre a éclaté. Bien des appréhensions étaient permises. Je me rappellerai toujours les premières hésitations avec lesquelles le Gouvernement accueillit mon offre de tirailleurs marocains, ne sachant jusqu’à quel point il pouvait déjà compter sur eux. Ce qu’ils ont été aux fronts d’Europe, je ne vous le redirai pas, l’histoire en témoigne déjà et, ici même, leur fidélité a été le premier élément et la garantie de notre force et de votre sécurité.
Et leurs travailleurs se sont signalés entre tous dans nos industries de guerre. 
Et leurs laboureurs ont ici répondu à notre appel pour contribuer avec vous à l’intensification des cultures dont la métropole a si largement bénéficié. 
Cette attitude au cours de la guerre, nous ne saurions jamais l’oublier, et nous devons la reconnaître par le respect que nous apporterons à leurs personnes, à leurs statuts, à leurs coutumes, à tout ce qui fait l’âme d’un peuple, car il serait vraiment trop paradoxal qu’à l’heure où les droits des peuples ont été un des plus nobles stimulants de notre lutte et une des conditions de notre victoire, nous les méconnaissions pour ceux-là seuls chez qui nous avons planté notre drapeau et dont nous devons, au contraire, faire un exemple vivant du régime de justice et de libre association que nous entendons faire régner sur le monde.

Et maintenant, après avoir fait avec vous le tour des principaux points que ma situation de chef de Gouvernement me fait un devoir d’envisager au seuil de cette année, permettez-moi, écartant pour un instant les soucis de ma charge, de me réjouir cordialement et simplement au milieu de vous de ce glorieux 1er janvier, mêlant nos cœurs et nos pensées, en rendant un hommage poignant aux deuils qui ont frappé tous les foyers sans distinction, aux morts, à nos morts glorieux, et levons nos verres à la France, à la France éternelle et triomphante.