Lyautey et le « State building »
Communication faite par le Général (c.r.) Patrick Garreau au colloque de la Saint-Cyrienne le 15 mars 2008 sur le thème « En relisant Gallieni et Lyautey »
Le 10 Mai 1961, lors de l’accueil aux Invalides des cendres du Maréchal Lyautey, le Général de Gaulle termina ainsi sa brève allocution : »En vérité, le Maréchal Lyautey n’a pas fini de servir la France ». Était-ce une phrase de circonstance ou pouvons-nous réellement réexaminer les actions de ce grand ancien (promotion 1873-1875) en y trouvant des éléments de référence pour les missions actuelles ? C’est ce que nous avons voulu faire pour la tâche la plus complexe : le « state building ».
« State building » (ou « re building »), de quoi s’agit-il, comme aurait dit Foch ? En fait nous faisons ici référence au concept anglo-saxon développé essentiellement depuis 2002-2003 pour traiter la question afghane et le problème irakien. Il s’agit à la fois d’éléments de doctrine et de principes d’action visant à construire un « état de droit » où tous les citoyens, sans considération de leur ethnie ou leur religion, aient les mêmes droits et devoirs dans un cadre économique et social favorable, où le pouvoir soit légitime parce qu’issu d’une expression démocratique (seul facteur de légitimité retenu), où les pouvoirs régaliens soient répartis entre un exécutif, un législatif et un judiciaire, où enfin le patriotisme ne puisse pas dériver vers le nationalisme et l’agressivité extérieure.
Les historiens français et marocains s’accordant à reconnaître que le Maréchal Lyautey est le créateur ou le refondateur d’un pays moderne, le royaume du Maroc, par son action de 1912 à 1925, il est intéressant de voir comment il procéda, même si l’on peut déjà nous dire qu’il eut à agir dans un monde très différent, qu’il n’eut pas à affronter de guerre subversive selon le modèle trotskiste-communiste et encore moins une nébuleuse terroriste comme Al Kaida. Une autre difficulté vient aussi de ce qu’il ne nous a pas laissé un beau manuel exposant sa doctrine de construction d’un état…et pour cause car Lyautey détestait les doctrinaires, les idéologues, les technocrates ; il se voulait homme d’action, prenant en compte avec méthode les réalités pour les transformer, éclairé par son éthique profondément chrétienne et sociale. C’est une première leçon qu’il nous donne, sa philosophie est celle du « réel », de l' »être ». Il a cependant laissé une abondante correspondance, des rapports officiels et ses collaborateurs se sont exprimés sur ses principes et ses méthodes.
En ce qui concerne le « state building », nous examinerons rapidement sa méthode dans la construction des institutions politiques et de l’économie, dans la pacification et le renouveau d’une société ; et nous pourrons voir qu’il est assez loin des concepts anglo-saxons dans bien des domaines.
Construire des institutions politiques
La première chose qui frappe dans l’action politique de Lyautey pour reconstruire l’état marocain, c’est qu’il ne fait pas table rase du système existant pour le remplacer par une administration directe française, efficace et honnête. Pourtant, bien des éléments de la situation qu’il trouve en 1912 pourraient l’y inciter. La monarchie est instable, le sultan Moulay Hafid s’est soulevé contre son frère Abdul-Aziz, l’a battu en août 1908 et a réussi à se faire proclamer sultan. Depuis il dilapide le trésor public pour ses plaisirs et ceux de ses partisans qui ont aidé à sa proclamation, il fait mettre à mort ses opposants, il envoie son armée collecter par force des impôts abusifs dans le territoire qu’il contrôle encore, il flatte à tour de rôle les factions et les fanatismes. Il n’est donc nullement un monarque pacificateur, un arbitre de querelles millénaires, un administrateur juste et sévère du bien public ; il n’apporte ni l’ordre ni la sécurité aux 4.500.000 Marocains d’alors dont la grande majorité vit, par suite, dans le « bled es-siba », c’est-à- dire en dissidence (par rapport au « bled el-Makhzen », très réduit, où l’autorité du sultan est encore reconnue). Les vieilles institutions marocaines, le « Makhzen » sont minées par l’incurie et la corruption. L’armée chérifienne elle-même se soulève en mai 1912 autant contre le sultan que contre la présence française. Lyautey ne va cependant pas mettre fin à la monarchie marocaine, il va pousser Moulay Hafid à abdiquer et partir en France, mais en lui assurant une rente, et il va faire appel à son frère, Moulay Youssef, homme plus intelligent, pondéré et honnête, mais en le faisant désigner par les grands Oulémas du Maroc pour qu’il soit bien reconnu comme le véritable roi et chef religieux du pays. Il dissout l’armée mais recrée immédiatement des unités et en particulier la garde royale. C’est ainsi que le 13 décembre 1912, trois mois après la belle victoire de Mangin, le sultan fait son entrée à Marrakech au milieu de 2.000 cavaliers, voit se rallier définitivement à lui les caïds Glaoui, M’Tougui, et Goundafi et acquiert ainsi un véritable prestige, tout ceci ayant été préparé par Lyautey qui est sur place depuis deux mois et commence ainsi à montrer aux Marocains de toutes races et coutumes qu’ils peuvent et doivent se rallier à leur souverain légitime. De la même manière, en 1916, c’est avec 20.000 cavaliers que le sultan arrivera à Fès.
Lyautey dépossède le sultan de certains pouvoirs « régaliens » : la défense, les finances et la politique extérieure, car il n’est pas un naïf et sait qu’il a besoin de commander en ces domaines pour reconstruire l’état. Mais comme le dit Benoist-Méchin : »Il institue auprès de la Résidence un Conseil représentatif des intérêts français et marocains, mais en même temps, il renforce autour du sultan l’autorité du Makhzen. Il organise un contrôle français de l’administration chérifienne, mais en même temps il affermit et régularise le pouvoir des caïds et des pachas. » Pendant des années Lyautey imagine et applique tout un cérémonial mettant en valeur le souverain, en particulier quand le Résident général de France lui demande audience ou se déplace pour le saluer sur son passage, et aussi en l’associant à la constitution des gouvernements successifs et à toutes les grandes décisions. C’est toujours le sultan qui promulgue les lois. Lyautey va ainsi rendre inopérants des discours et actions nationalistes ; lorsque Abd El Krim, outre son prestige et la crainte qu’il inspire, se sert de l’argument nationaliste et religieux pour rallier des tribus, sa parole a un certain écho au Maroc espagnol qui est une colonie, mais pratiquement pas dans le protectorat où le sultan continue d’incarner la nation et où la prière est dite en son nom, lui, le « commandeur des croyants ».
Ces modes d’action pragmatiques, s’accommodant des institutions existantes tout en mesurant leurs imperfections, sont encore à méditer. Pour plusieurs experts de l’Afghanistan, les Américains auraient été bien inspirés en 2002 de remettre sur le trône le vieux roi Zaher Shah tout en identifiant le membre de sa famille le plus apte à lui succéder ; il y avait peut-être là une figure capable d’incarner l’unité du pays, un symbole difficile à dénoncer par les chefs de guerre comme par les Talibans. De même, l’administration directe américaine de l’Irak par M. Paul Bremmer ne put atteindre aucun de ses objectifs parce qu’elle commença par balayer tout ce qui était encore organisé dans le pays. Les Américains l’ont bien reconnu par la suite.
Construire l’économie
Lyautey a une perception de l’économie et de son développement qui peut étonner encore et surtout servir de leçon, car il n’avait pas une science innée de ces questions ; mais il sut à la fois s’entourer d’experts en imposant ses visions prospectives qui se révélèrent très clairvoyantes. En dix ans, l’économie marocaine est ranimée et renouvelée, l’agriculture et l’élevage sont modifiés et se développent ; des cotonneries, huileries, minoteries sont créées. Lyautey encourage les fermes modèles des colons, mais surtout, il fait accorder des prêts sans intérêt aux petits cultivateurs et éleveurs marocains (on dirait aujourd’hui du « micro-crédit »), fait distribuer de bonnes semences, organiser des silos suffisants. Dès le début des années vingt la peur de la famine n’existe plus dans les zones pacifiées du Maroc et c’est une évidence pour les populations.
Parallèlement se développe l’exploitation des pêcheries, des forêts, des phosphates qui, à l’époque, seront le « pétrole » du Maroc en garantissant des revenus à l’état. D’importantes usines de chaux et ciment voient le jour. Les premiers barrages sont édifiés sur le cours des fleuves et l’électrification progresse.
Lyautey est aussi l’homme des routes, des voies ferrées, et surtout des ports. Entre deux opérations toutes les unités militaires construisent une piste, une route, un quai, en maugréant mais aussi convaincues par le chef qui vient les voir et leur dit « qu’un chantier vaut un bataillon ». Nous savons par plusieurs témoignages que c’est lui qui a fait dresser les plans pour transformer le petit port de pêche d’Anfa en un grand port transatlantique pour Casablanca ; le projet était démesuré aux yeux de certains mais dès avant 1930 Casablanca était la capitale économique du Maroc.
En ce qui concerne les colons français, Lyautey veut accueillir les « grands colons » qui ont des capitaux, investissent au Maroc et y créent des emplois ; il n’est pas favorable à l’arrivée des « petits colons » et il sera attaqué sur le thème : « il aime les riches et pas les pauvres », mais ce n’est pas du tout cela. Lyautey a bien vu que dans nos colonies les petits colons accaparent naturellement des postes subalternes dans toutes les administrations et ceux de contremaîtres dans les grandes exploitations et les industries ; or ces postes Lyautey veut les confier le plus vite possible à des dizaines de milliers de Marocains qui y trouveront une première promotion sociale et verront qu’ils peuvent construire leur avenir et celui des leurs. Cette politique sera largement abandonnée après le départ de Lyautey, ce qui conduira aux frustrations prévues par le Maréchal.
Lyautey connaîtra aussi des échecs : il n’arrivera par exemple jamais à revitaliser les vieilles corporations marocaines de commerçants et artisans qui se sont complètement étiolées pendant la longue période où la circulation des biens était presque impossible.
Par cette action économique, Lyautey veut, certes, permettre à la France de recueillir les dividendes de ses efforts et sacrifices humains, mais il ne crée pas une économie « de dépendance », il donne au Maroc les moyens de son propre développement. La population va très vite bénéficier de cette reconstruction de l’économie sur des bases saines et avec des budgets qui seront pratiquement toujours en équilibre.
En Afrique, au Moyen-Orient, en Afghanistan, quelles sont les bases apparentes et occultes de l’économie ? Comment l’ONU, l’OTAN s’y prennent-elles ? Depuis 2002 l’économie de l’Afghanistan s’est refondée sur la culture du pavot et l’élaboration de l’héroïne dont ce pays est devenu depuis 2007 le premier producteur mondial ; est-ce cela relancer l’économie d’un pays ? Y a-t-il un Lyautey dans l’OTAN ?
Pacifier
Pacifier, Lyautey sait le faire par l’usage de la force militaire quand il a en face de lui des chefs qui n’accepteront jamais l’autorité du sultan comme El Hibba qui s’empare de Marrakech en Août 1912, ou comme Abd El Krim en 1925, et l’on sait que des petites batailles rangées eurent lieu comme celle de la colonne du Colonel Mangin (5.000 hommes) le 6 septembre 1912 contre le chef de guerre d’El Hibba qui a 10.000 hommes et quatre canons Krupp. Au début des années trente encore la soumission de confédérations de tribus exige des opérations de plusieurs colonnes et de très durs combats (Bournazel est tué en 1933 dans une action importante).
Mais la véritable méthode « Lyautey » de pacification c’est celle de la « tache d’huile » dont le succès repose sur l’action des services de renseignement et de celui des « Affaires indigènes » à partir des « grands forts qui rayonnent » ou des « chapelets » de petits postes qui observent et renseignent. Il y a bien sûr des émissaires que le sultan et le Résident général envoient aux grands caïds insoumis, ceux qui peuvent ramener dans l’allégeance des populations et territoires importants. Mais le plus gros du travail de pacification est l’œuvre de ces « Affaires indigènes » que Lyautey a créé « à sa main ». Les officiers de ce service doivent apprendre non seulement le dialecte arabe ou berbère des tribus qu’ils contrôlent, mais aussi leurs traditions, leur droit coutumier afin d’aider d’abord les chefs et anciens des tribus à exercer leur autorité avec justice et mesure selon les usages anciens. Ensuite ces officiers se renseignent sur les zones voisines encore en dissidence, laissent des membres de ces tribus venir se ravitailler, se faire soigner dans la zone pacifiée et ainsi voir que la soumission au sultan leur apportera bien des avantages ; puis viennent les contacts discrets avec les chefs rebelles qui, souvent, ont également besoin de garanties contre d’autres tribus insoumises, et parfois aussi ne peuvent se rallier sans livrer pour l’honneur un combat prouvant leur valeur. Alors les officiers des Affaires indigènes demandent la venue d’un « Groupe mobile » dont ils seront l’avant garde afin, après un combat plus ou moins bref, d’identifier et d’accueillir les émissaires pour les conduire auprès du Colonel ou Général présent. Ils veillent au cérémonial de soumission qui se termine souvent par la remise en fonction des chefs traditionnels avec près d’eux l’un des officiers français qui ont préparé l’action, car Lyautey le dit : »Le premier administrateur d’un territoire devrait être celui qui l’a conquis ». Toutefois ce n’est pas aux Français que ces caïds se soumettent, mais à leur sultan qui les confirme dans leur rang. Là aussi il faut noter qu’encore aujourd’hui des spécialistes de l’Afrique, du Moyen Orient, de l’Asie pensent que les politiques et militaires occidentaux négligent trop ces rituels de « paix des braves », de ralliement sans humiliation de chefs locaux. Le Groupe mobile enfin ne se retirera pas sans avoir ouvert une nouvelle piste, édifié un fortin et un dispensaire où va s’installer un médecin, distribué des vivres et même parfois des armes, etc … et le processus va recommencer à partir de cette nouvelle zone pacifiée. Ainsi s’accomplit la phrase imagée de Lyautey : » Tous les officiers savent s’emparer d’un village à l’aube ; moi, je veux des officiers qui sachent s’emparer d’un village à l’aube et y ouvrir le marché à midi ». Toutes les formes de coercition sont donc pesées au regard de cet objectif final de paix.
Ce processus demande du temps et du doigté, il fut cependant souvent conduit en moins de deux ans dans certaines zones, y compris pour le ralliement de tribus importantes, et la majorité de ces ralliements fut définitive malgré les menaces, attaques et représailles d’autres rebelles. L’un des plus beaux exemples de ce mode d’action est celui de la prise d’Ouezzan en Octobre 1920 ; c’est un cas délicat car cette ville contient l’un des sanctuaires les plus vénérés du Maroc, le mausolée de Moulay Taïeb, fondateur de la ville, gardé par une sorte de clergé héréditaire, les « chorfas » qui assurent que leurs familles descendent d’une fille de Mahomet ; l’action militaire pourrait réveiller un fanatisme religieux et Lyautey mesure parfaitement l’importance de ces facteurs. Il commence donc par de longs contacts discrets avec cette population et ce clergé et de quelques petites opérations contre les tribus montagnardes qui pressurent et terrorisent les habitants d’Ouezzan. Quand Lyautey estime que les choses sont mûres, il lance le Général Poeymirau avec deux colonnes qui ne rencontrent que quelques résistances isolées et se voient ouvrir les portes d’Ouezzan le 2 octobre ; Lyautey y arrive le 7 et y organise très vite la venue en grande pompe du sultan qui vient faire ses dévotions au mausolée, ce que ses aïeux n’avaient pas pu faire depuis des générations, et recueille l’allégeance de toute la population et des chorfas… Ce ralliement fut un événement ressenti dans tout le Maroc et porté au crédit du sultan.
En fait Lyautey, pourrait-on dire, avait déjà conçu le processus tactique que les anglo-saxons disent des « three blocks » (combat de haute intensité, puis « contrôle de zone » et enfin administration civilo-militaire) et auquel s’essaient maintenant certaines unités occidentales en Irak et en Afghanistan mais avec le handicap d’un pouvoir central qui n’inspire guère confiance. En outre Lyautey avait compris que les modes d’action dans les deux premiers « blocks » doivent être déterminés en fonction du troisième.
Il faut signaler aussi que ce contrôle qui s’étend progressivement sur un territoire de près de 500.000 km2 se fait avec des moyens militaires peu importants : unités marocaines et services inclus, Lyautey aura rarement plus de 80.000 hommes à sa disposition (65.000 en 1925) et ceci aide à comprendre l’efficacité des modes de pacification du Maréchal. En outre, avec Lyautey, il n’y a pas de « bataille de Faludjah », d’écrasement de l’adversaire d’une manière qui empêche son ralliement ultérieur. Nous savons qu’il aurait certainement déployé un plan de campagne contre Abd El Krim très différent de celui que conduisit le Maréchal Pétain avec près de 300.000 hommes ; la guerre du Rif fut gagnée, Abd El Krim dut se rendre (et fut envoyé à la Réunion) mais les Rifains subirent trop de pertes et de destructions inutiles ; ils ne furent pas « pacifiés » comme l’aurait voulu Lyautey qui, après avoir montré sa force, aurait peut-être fait d’Abd El Krim rallié un grand pacha du Rif comme le Glaoui de Marrakech.
Lyautey est ainsi un véritable stratège qui voit la paix à obtenir au-delà de la victoire tactique.
Construire la société
Par son intelligence mais aussi par son travail d’étude incessant Lyautey pourra dire sans présomption : »J’ai compris la Chine, l’Orient, l’Islam, les civilisations différentes et non inférieures ». Il ne va donc pas « s’embarquer » à proposer la démocratie occidentale à la société marocaine. Il appartient pourtant, il faut le rappeler, au courant royaliste qui avec Albert de MUN prône une monarchie constitutionnelle dont les institutions seraient plus démocratiques et sociales que celles de la Troisième République ; mais il sait bien qu’au Maroc ce n’est pas ainsi qu’il faut commencer. Là il va se proclamer « démophile », et pour lui l’amour réel du peuple doit s’exprimer très concrètement car il faut d’abord offrir à tous une société plus sûre et plus juste.
Avec Lyautey :
la sécurité des personnes et des biens est la première chose à garantir, tous doivent être à l’abri des rapines des tribus voisines comme de celles des bandes armées d’un pouvoir tyrannique ;
la liberté et la sécurité de circulation des gens et des marchandises doivent être assurées ; la valeur de la monnaie est stabilisée ;
l’impôt doit être payé, mais un impôt calculé équitablement et perçu régulièrement, là aussi sans abus de pouvoir de percepteurs corrompus ;
pour la « justice de paix » et nombre délits de droit commun, la justice « caïdale » est maintenue car c’est celle qui convient à la population, et progressivement, en commençant dans les villes, la justice du sultan se réimplante pour les délits graves et les crimes de sang avec un droit qui va être une adaptation du droit français ;
un système de santé se met en place avec un maillage rural qui le rend accessible à tous (on connaît la lettre de Lyautey à Galliéni à Madagascar : « Donnez-moi quatre médecins et je vous renvoie deux bataillons ».); des hôpitaux sont créés dans toutes les villes ;
le système éducatif aussi se reconstitue avec la création des collèges-lycées franco-musulmans et des écoles professionnelles dont sortiront les premières élites marocaines dès les années vingt, mais aussi le maintien des vieux collèges musulmans avec leur identité, sans oublier la création d’une école d’officiers marocains ;
les aspects religieux de cette société sont respectés, y compris dans leurs nombreux particularismes, tous les civils et militaires français et même les missionnaires qui arrivent au Maroc, reçoivent des consignes très fermes en ce sens.
Tout cela, ont dit certains, est du « despotisme éclairé » et la population n’y est guère associée ; c’est vrai mais cette population y adhère car la société y trouve d’abord un cadre de vie traditionnelle restauré, puis des éléments d’évolution sans rupture violente. En fait Lyautey voulait introduire progressivement des éléments de démocratie à partir du niveau municipal et avant son départ il y aura à Fès une municipalité élue par un collège électoral. Enfin le sens social du Maréchal éclaire et sert de référence à tous les acteurs français. Les Marocains vont jouer progressivement un rôle de plus en plus important dans l’administration et les mouvements de leur société.
Là aussi Lyautey est novateur, il n’est plus le conquérant qu’il a été, sa doctrine sociale est devenue plus haute et plus morale, c’est celle du droit des peuples.
Dans son livre intéressant, traduit et publié en France en 2007, « L’utilité de la force » le Général sir Rupert SMITH expose que la révolution militaire de ce tournant de siècles est celle d’une sortie de la « guerre industrielle » et d’une entrée dans la guerre « pour et au sein des populations » . À la question : que faut-il faire ? il répond : » Les confrontations et conflits que nous connaissons doivent être compris comme des affaires politiques et militaires entremêlées qui ne peuvent être résolues que par cette façon de les appréhender » ; et plus loin : « Nos adversaires proviennent de la population et vivent parmi elle, et c’est là que le combat se mènera. Mais il devra être gagné en atteignant l’objectif final qui est d’obtenir l’adhésion de la population ». Notre armée a déjà connu ces problèmes et il est permis de dire que Lyautey allait plus loin que le Général Smith dans l’analyse et l’action ; en effet dans sa mise en œuvre d’une action complète de « state building » il a compris qu’il fallait agir simultanément dans le domaine politique et militaire bien sûr, mais aussi économique et social pour la population ; il a bien vu également que les résultats obtenus dans chaque domaine rejaillissaient dans les autres. Son succès indiscutable doit nous inciter à ne pas l’oublier, nous pouvons vraiment dire que sa conception du « protectorat » était plus précise, complète et raisonnée que ce que nous lisons aujourd’hui sur le « state building ».
Aujourd’hui où l’on s’interroge sur ce que peuvent être les modes de « sortie de crise », sur le sens du mot « victoire » qui est peut-être seulement le retour à certains équilibres, sur le « choc des civilisations », nous pouvons certainement relire et étudier Lyautey en prenant conscience de sa dimension de chef et de sa stature d’homme d’état car il maîtrise cette science difficile qui est aussi un art : la prospective ; chez Lyautey la décision du moment, même dans l’urgence, est toujours éclairée par la vision du but final à quinze, vingt ans ou plus. En ce qui concerne le Maroc il sait très bien dès 1912-1913 où placer les intérêts supérieurs de la France, intérêts qu’il voit bien au-delà de la colonisation. C’est ainsi qu’à l’issue d’une réunion avec les plus hauts responsables français du protectorat le 14 Avril 1925, il écrit :
« Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que, dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la Métropole. Il faut qu’à ce moment-là – et ce doit être le suprême but de notre politique – cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des populations continuent à se tourner avec affection vers la France. Il ne faut pas que les peuples africains se retournent contre elle. »
Lyautey eut aussi une vision encore plus vaste des relations que pourrait établir la France avec l’ensemble des peuples du Sud de la Méditerranée occidentale comme orientale ; il l’expliqua notamment à Raymond Poincaré dans une lettre du 22 Janvier 1922. Constatant qu’à la fin de la guerre l’Allemagne est écartée de ce monde musulman et que l’Angleterre s’est attiré l’animosité de tous, Lyautey explique que, de Gibraltar au Bosphore (il avait eu des contacts avec Mustapha Kémal), la France pourrait proposer son aide au développement politique et économique et servir de guide à ces pays musulmans dans leur ascension vers l’indépendance non seulement à Rabat, Alger et Tunis mais aussi au Caire, à Beyrouth, à Damas. La gloire de la France serait justement de ne pas se présenter en maître mais de reproduire ce qui est en cours au Maroc. Peut-être cette lettre a-t-elle été montrée au Président Sarkozy à propos de son projet d’union méditerranéenne ?
Que dire de plus, sinon espérer que les rédacteurs de notre « Livre blanc » aient un peu de la même vision prospective !