Lyautey et l’aviation française

À partir de 1926, le Maréchal Lyautey, qui a compris le rôle économique, politique et militaire que l’Aviation est appelée à jouer, accepte la présidence du Comité Français de Propagande Aéronautique (C.F.P.Ae) que lui propose André Michelin, le célèbre fabricant de pneus. 

Aux côtés du Maréchal Lyautey, André Michelin reste vice-président du Comité Français de Propagande Aéronautique qu’il avait créé en 1921 sur une idée :

« Notre avenir est dans l’air »

Pour l’aviation française


Une lettre du Maréchal Lyautey publiée par la “Revue de Paris” du 1er février 1927.

« À la suite de l’article sur Genève et l’aviation allemande que M. Bouilloux-Lafont a donné à la Revue de Paris (numéro du 1er décembre 1926), M. le Maréchal Lyautey, président du Comité français de propagande aéronautique, a adressé à l’auteur la lettre suivante, où il trace, avec son autorité coutumière, les grandes lignes d’un programme rationnel en vue du développement de l’aéronautique française. Nous sommes heureux de publier cette lettre, dont on appréciera le haut intérêt. » 

Monsieur le Président,
Je vous ai déjà fait savoir par lettre tout l’intérêt que, personnellement, j’avais pris à la lecture de votre remarquable article sur « Genève et l’aviation allemande » paru dans la Revue de Paris du 1er décembre, et l’adhésion sans réserve qu’en tant que simple Français j’apportais à vos lumineuses conclusions.   
Aujourd’hui, c’est en qualité de Président du Comité français de propagande aéronautique, et au nom de ce Comité, que je viens à nouveau vous féliciter et vous remercier d’avoir si courageusement signalé au pays le prodigieux effort fait par les Allemands en matière d’aviation et le danger d’une application de ce même effort à des fins proprement militaires.

   
C’est, en effet, un rare bonheur pour notre groupement, qui cherche aujourd’hui à se dégager des limites trop restreintes d’une action purement technique, pour s’attaquer aux grands problèmes nationaux, de trouver l’appui d’une voix aussi autorisée que la vôtre. Car c’est précisément de l’étude des aviations étrangères, et notamment de l’aviation allemande, que le Comité de propagande entend désormais tirer les bases de son action et la justification de la tâche qu’il se propose en tout premier lieu d’entreprendre, le développement de l’aviation commerciale française. 

Nous possédons, certes, une aviation militaire importante par le nombre : la qualité moyenne de ses engins laisse peut-être prise à quelque critique, du fait que leur nombre met souvent les pouvoirs publics dans l’impossibilité budgétaire de modifier les appareils et de les tenir à l’état de perfection technique absolue, tels que les progrès de la science le permettraient parfois.

Or, la plus grande leçon qui se dégage de la dernière guerre, c’est que ce n’est pas l’armée seule qui se mobilise : c’est la nation tout entière qui apporte à la défense du Pays la somme de ses forces intellectuelles et morales, comme de ses forces financières, industrielles et autres. Si bien que, si l’on veut avoir une idée de ce que vaut, dans un plan offensif ou défensif, un élément quelconque, ce n’est pas de la situation de cet élément, en tant que figurant dans l’armée active seule, qu’il faut faire état : c’est une intégration qu’il faut faire, ajoutant à cet élément le total de ce que représentent, dans l’économie générale du Pays, tous les éléments de même nature.

À ce titre, il est incontestable que notre aviation militaire manque de similaire dans notre économie nationale : aucun des palliatifs que l’on a pu adopter, qu’ils s’appellent « Politique de soutien de l’industrie aéronautique », « Centres d’entraînement des Pilotes de réserve », etc…, ne prévaudra contre la seule solution logique : créer et développer une aviation civile qui fournisse des débouchés normaux à nos usines d’avions comme aux pilotes licenciés chaque année par nos escadrilles de guerre. 
En d’autres termes, et vous l’avez lumineusement exposé, l’Allemagne n’a pas d’aviation militaire, mais elle s’est constituée une puissante réserve d’aviation civile dont la mobilisation serait un j eu pour elle : la France possède une aviation militaire mais fort peu d’aviation civile. À tout prendre, et à ne considérer que cette face de la question, je me demande si la solution à laquelle nous avons quelque peu conduit les Allemands n’est pas préférable à la nôtre.

Notre Comité a donc pris à tâche, par les premières raisons que voilà, la création et le développement en France d’une aviation commerciale. Mais il faut, ici, introduire un distinguo nécessaire.
Nous reconnaissons, certes, l’importance primordiale des grandes lignes internationales ou intercontinentales : nous en précisons l’intérêt en toutes circonstances, mais nous estimons que leur réalisation est surtout œuvre de gouvernement, parce que ces lignes expriment les desiderata de l’économie générale du pays, parce que leur création implique des ententes d’ordre diplomatique pour le survol des régions traversées, et, enfin, parce qu’elle nécessite des efforts financiers exigeant le concours des ressources budgétaires.

Au demeurant, l’intérêt de ces grandes communications confine à l’évidence et le Comité juge qu’il y a lieu d’insister, plus particulièrement, sur la création d’un réseau intérieur national, caractérisé par les grandes transversales sillonnant 1a France de bout en bout. Ce réseau intérieur est le complément indispensable du réseau international : il l’alimente, il en répartit le trafic, il multiplie les organisations d’infrastructure, il donne une activité complémentaire et fort utile à notre industrie aéronautique, il offre des débouchés nouveaux et importants à nos pilotes, il prépare l’aviation touristique et individuelle, il constitue la réserve nationale et civile de notre aéronautique militaire, il crée, enfin, comme on l’a dit, « le sens de l’air » qui fait encore trop défaut en France : les milliers de barques de pêche et de lougres de cabotage, naviguant le long de ses côtes, ont plus fait que la Peninsular et la Cunard Line pour développer en Angleterre le « sens de la mer ». Certes, il est bien évident que l’aviation commerciale ne pourra prendre son plein essor que le jour où le perfectionnement technique des engins et de l’infrastructure permettra de mieux réaliser les conditions de régularité qui font encore défaut.   
Mais en attendant ce jour, qui peut être très proche, ce n’est pas faire œuvre vaine, si l’on a dans l’aviation la foi qu’elle mérite, que de passer aux premières réalisations : l’organisation des aérogares, la création des terrains d’atterrissage, les liaisons diverses à établir entre ces divers organes et les centres à desservir, l’ajustement des services qui auront à les exploiter, les services postaux, notamment ; tout ceci, malgré un trafic assez réduit au début, peut être mis en œuvra et mis au point dans des conditions telles que, le progrès technique survenant, l’ensemble sera en mesure de travailler à plein rendement : on peut penser, au surplus, que l’emploi d’engins adaptés à de pareilles fins, la recherche constante des améliorations dans l’agencement des -terminus, permettront de rendre, même dans ses débuts, notre aviation intérieure plus intéressante et moins coûteuse qu’on ne le croit communément. 

Ce sont là les bases fondamentales de l’acte de foi que l’Allemagne proclame dans la navigation aérienne. 
Outre les possibilités, fort dangereuses pour nous, qu’il ménage ainsi à sa défense nationale, le Reich manifeste, en toutes circonstances, sa conviction que l’avenir est dans l’air, comme il affirma, jadis, qu’il était sur les mers.   

Tous, de l’autre côté du Rhin, sont persuadés à juste titre, à mon sens que les grandes communications de demain seront les communications aériennes et déjà des jalons sont plantés, des tronçons sont ébauchés de ce que sera bientôt le réseau international aérien dans le monde entier.   
Partant de cette donnée fondamentale, on se rappelle, de l’autre côté du Rhin, que, si la France au XIXe siècle a marqué un déclin économique, c’est, pour une bonne part, parce qu’elle n’a pas compris la révolution qu’allait apporter, dans les relations de peuple à peuple, le développement de la navigation à vapeur.   

Faute alors d’outiller ses ports ct surtout ses ports de l’Atlantique, faute d’organiser leur hinterland en y multipliant les voies d’accès de toute nature, elle a perdu le bénéfice, aux confins occidentaux de l’Europe, d’un statut géographique qui semblait devoir faire d’elle le grand exutoire, vers les Amériques, de toute la production européenne et vice-versa.

La morale ? Elle s’appelle Anvers, Rotterdam et Hambourg : l’Allemand ne veut pas à son détriment d’Anvers ni de Rotterdam aériens dans l’avenir ; il s’outille, il outille son pays à cet effet, convaincu que ses efforts ne comportent aucun bénéfice immédiat, envisagé du point de vue économique, mais qu’ils sont gros d’un avenir que la France semble méconnaître. Par là s’expliquent, et par là seulement, le fait qu’il assèche un marais à Hambourg pour y édifier l’aérogare au plus près de la ville, le fait qu’il édifie sur maintes de ses aérogares des hôtels-terminus monstres (900 chambres à Berlin), le fait qu’il y multiplie les liaisons avec les centres urbains à desservir (métropolitains, autostrades, tubes pneumatiques, etc..), le fait qu’il adapte au service de chaque ligne l’engin spécifiquement le mieux ; calculé en fonction du service qui lui sera imposé, descendant parfois à des puissances qui nous étonnent (Focke-Wulf de 75 chevaux sur neuf lignes, au moins)… Rien de militaire en tout ceci : le souci économique et commercial prédomine manifestement. 

Nous multiplions la propagande par la parole auprès des organismes économiques du Pays, et le premier travail que nous leur demandons n’est qu’un travail d’études et de documentation statistique, qui permette de dresser de façon rationnelle le plan du réseau aérien français, avec indication de l’ordre d’urgence de ses lignes principales : c’est, au demeurant, un moyen pratique de mobiliser, un peu partout, dans la France entière, des bonnes volontés qui s’intéressent à la question. Une fois ce plan dressé et grâce aux concours que le Comité trouvera dans son sein même, où figurent les plus grandes banques du pays, nous dresserons le plan financier. Nous ne pensons pas, en effet, que le développement de l’aviation française se puisse envisager sous les aspects séparés soit des lignes, soit des terrains d’atterrissage, soit du matériel, soit, enfin, de l’effort financier nécessaire : la question est une et doit être traitée dans son ensemble, en prenant comme point de départ les possibilités de liaisons aériennes françaises et l’ordre d’urgence dans leur établissement. C’est pourquoi nous demandons aux Chambres de Commerce, qui répondent avec le plus grand empressement à notre appel, de nous aider à déterminer ces possibilités et cet ordre d’urgence.

Vous m’excuserez, Monsieur le Président, de m’être étendu aussi longuement sur ce sujet ; mais, j’ai tenu à vous dire combien vos craintes étaient les miennes, combien elles étaient partagées par mes collaborateurs au Comité français de propagande aéronautique et quels étaient les moyens que nous avons jugés les meilleurs pour préserver notre Pays non seulement d’un désastre militaire, si jamais survenait à nouveau pour lui une ère de conflits armés, mais d’un désastre économique plus immédiat et peut-être plus dangereux.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération et de mes sentiments les plus dévoués.