Lyautey écrivain et protecteur des lettres
À consulter : LE REVEREND André, « Lyautey écrivain », Gap, Ophrys, 1976, 380 pages.
Introduction de « Lyautey écrivain » rédigée par André Le Révérend
Lyautey est un personnage historique dont la célébrité repose essentiellement sur l’œuvre coloniale qu’il a réalisée dans toutes les régions de « L’Empire Français » où il a vécu, particulièrement au Tonkin de 1894 à 1897, à Madagascar de 1897 à 1902, dans le sud-Oranais de 1903 à 1906, à Oran de 1906 à 1910, au Maroc de 1912 à 1925, soit pendant près de trente ans. Sa personnalité brillante, ses conceptions originales et son activité créatrice ont suscité une abondante littérature biographique et critique, qui ne tarit pas avec les années. La plupart des ouvrages et des articles de revues ou de journaux, signés souvent de noms illustres, se sont attachés à analyser les aspects particuliers de son action dans les domaines les plus divers : militaire, politique, social, artistique, psychologique, religieux, moral, diplomatique. Parfois la valeur littéraire de ses ouvrages a fait l’objet d’études perspicaces, mais aucun livre n’a été, jusqu’à ce jour, exclusivement centré sur la fonction d’écrivain qu’a exercée Lyautey pendant soixante ans environ.
Lyautey écrivain ? Il l’a prouvé en effet lui-même par le foisonnement d’écrits qu’il nous a légués. Correspondance, essais, discours, conférences, rapports, journal sont les formes diverses qu’a revêtues son activité littéraire de 1875 à 1934. Il a publié certains de ses écrits, depuis le fameux article de la Revue des Deux-Mondes sur « le Rôle Social de l’Officier » le 15 Mars 1891, jusqu’à ses « Lettres de Jeunesse » (Italie-Grèce – Danube-Italie: 1883-1893) en 1931, en passant par son « Rôle colonial de l’Armée » en 1900, ses « Lettres du Tonkin et de Madagascar en 1920, ses « Lettres de Rabat » en 1921, ses « Paroles d’action » en 1927; il a préparé l’édition posthume de ses « Lettres du Sud de Madagascar » (1935) et de ses « Lettres du Sud-Oranais » (1937). D’autres ouvrages ont paru depuis, révélant au public des aspects très divers de son œuvre, notamment ses « Notes Quotidiennes » (1875-1877), de la correspondance inédite (« Choix de lettres » : 1947 « Les plus belles lettres de Lyautey » : 1962), ses rapports et ses lettres officielles (« Lyautey l’Africain » : 1953-1957). Tous ces livres témoignent de l’importance que Lyautey attachait à l’écriture comme mode particulier d’expression. Quant à la qualité de cette œuvre, certains écrivains l’ont appréciée très tôt, comme Eugène-Melchior de Vogüé qui, en 1891, conseilla à- Brunetière de publier l’article sur le rôle social de l’officier dans la revue la plus cotée sur le plan littéraire à cette époque. Plus tard, des hommes aussi différents que les Tharaud, que Barthou, qu’André Maurois, qu’Émile Henriot ont célébré les dons authentiques d’écrivain de Lyautey. Mais ils ne connaissaient de ses écrits que les pages déjà publiées et parfois certains inédits. D’importantes lacunes subsistaient dans sa production littéraire qu’il était nécessaire de combler, si l’on voulait procéder à une étude exhaustive et restituer l’unité de l’existence, de la pensée et du langage, pour découvrir les clefs de la création littéraire chez Lyautey.
Après de longues et patientes recherches, et grâce à l’appui bienveillant, chaleureux, souvent enthousiaste de la famille et des amis du Maréchal, ou de leurs descendants, nous avons pu retrouver plusieurs centaines de textes inédits, et parfois les manuscrits eux-mêmes des écrits déjà publiés ; ainsi un double objectif était atteint: il était désormais possible de retracer la courbe continue de cette production littéraire et, en confrontant les manuscrits avec le texte définitif, de surprendre l’écrivain dans son travail de mise au point et même dans l’élaboration initiale, comme si, témoin invisible et indiscret, nous l’avions observé créant son œuvre. Dans une « Edition critique des « Lettres de Jeunesse », nous avons procédé en 1969 à cet examen attentif de textes particulièrement riches, tant sur le plan de la pensée que sur celui de l’écriture. Mais il fallait aller plus loin : recueillir tous les écrits dispersés dans des revues ou des ouvrages parfois peu connus, les introduire dans la longue liste des textes publiés, y insérer les inédits, bref, reconstituer, dans la mesure du possible, la totalité de l’œuvre pour posséder une base de travail solide. Sans dissimuler combien cette tâche demeure imparfaite, puisque la correspondance de Lyautey atteint des proportions prodigieuses (on a cité le chiffre de 600 correspondants), nous avons désormais rassemblé tous les éléments épars d’un organisme qu’il s’agissait de ranimer et d’éclairer pour en saisir le caractère original et en mesurer la valeur.
Car la question se pose, éternelle : qu’est-ce qu’un écrivain ? et une deuxième s’y ajoute : Lyautey, essentiellement épistolier, avait-il conscience de faire œuvre littéraire ? Sur le premier point, notre dessein est d’abord d’éviter de refaire, après tant d’autres, une biographie. Nous nous appuierons sur les écrits de Lyautey et sur eux seuls, sans négliger les témoignages qui pourront mettre en lumière tel ou tel point obscur. Notre méthode consistera à dégager les rapports entre la pensée, la mentalité et le langage de Lyautey, afin de comprendre et de définir sa manière propre de concevoir le monde et de se situer en face de lui par l’écriture, car telle nous apparaît la fonction de l’écrivain. La connaissance de l’homme naîtra de la découverte de l’œuvre écrite, mais le but essentiel reste de connaitre celle-ci dans sa singularité et dans ce qu’elle comporte d’éternel. Pour en retracer l’évolution et la continuité, pour en faire jaillir l’unité profonde, nous prendrons pour cadre de cette étude celui de l’existence : Lyautey a pris la plume adolescente et ne l’a laissé tomber qu’aux portes de la mort. Chaque écrit est une fraction vivante de lui-même et ne se comprend que par rapport à ce qui précède et à ce qui suit ; à chaque page on discerne ce qui s’efface, ce qui demeure et ce qui surgit. Toute œuvre se crée à chaque instant et le dynamisme de celle-ci-est à la mesure du tempérament de Lyautey. À la seconde question deux réponses positives s’imposent : dans les avant-propos de ses livres, Lyautey a pris soin de dénier à ses ouvrages toute valeur littéraire. Par modestie ou fausse-modestie ? Il semble bien qu’il ait pris très tôt conscience du phénomène littéraire, car dès 1875, il montre l’importance que revêt pour lui le fait de confier à un écrit ses pensées et ses émotions les plus secrètes. Vers 1880, dans les lettres d’Algérie, il précise à ses amis qu’il écrit plus pour lui-même que pour ses correspondants voilà le signe clair d’un besoin de cristalliser par l’écriture la fluidité des impressions. En 1883, à l’issue de son premier séjour en Italie, son premier souci est de remanier les lettres qu’il a adressées à ses amis et d’en extraire un recueil soigneusement élaboré qu’il fait lithographier à cinquante exemplaires pour une diffusion limitée mais évidente : preuve d’une vocation d’écrivain et d’une certaine conscience de la valeur de ses dons. Plus tard, en 1893, pendant son voyage en Europe centrale, en Turquie, en Grèce et en Italie, il exigera que sa famille conserve ses lettres, les recopie, les classe selon un ordre indiqué par lui-même, et à son retour il travaillera à tête reposée sur la rédaction primitive ; publié ou non, le texte aura acquis une dimension nouvelle, celle de l’achèvement. Mais, déjà, la lecture attentive des manuscrits nous fournit une preuve décisive du don majeur de l’écrivain, celui de trouver d’emblée la forme parfaite où s’incarne l’idée ou l’impression ; avant tout remaniement, le premier jet est souvent chez Lyautey une réussite. À partir de 1895, ses lettres du Tonkin recueilleront l’approbation d’un cénacle choisi d’écrivains, de professeurs, d’historiens, d’hommes politiques, qui l’encourageront à poursuivre sa correspondance, précieuse à leurs yeux sur des plans divers. Ce sera pour lui la consécration de ses dons littéraires et dès lors la voie sera ouverte à la publication.
Lyautey joint donc au besoin et au plaisir inlassable d’écrire la conscience de sa valeur littéraire. En outre, l’intérêt de ses écrits est considérable. Témoin et acteur d’événements historiques de première importance, notamment sur le plan colonial, il a transcrit ce qu’il a vu et ce qu’il a vécu, comme César et comme le prince de Ligne, mais à travers les prismes d’une sensibilité et d’une imagination débordante ; s’il a arpenté le monde, ce fut la plume à la main, et son œuvre prend à travers l’espace et le temps des dimensions cosmiques. Mais au-delà des problèmes généraux qu’il eut à résoudre, un drame personnel, que nous découvrons au fil des pages, l’a déchiré tout au long de son existence. Conscient d’un grand destin à assumer, impatient de le forger, il nous offre le spectacle d’un incessant combat contre lui-même et contre les barrières que dressent les hommes et les circonstances, pour parvenir enfin, au faîte de son ascension, à subir l’humiliation et l’échec et à reconstruire son univers sur des bases nouvelles ; la passion de l’Absolu et son incarnation dans le monde sont deux exigences qui confèrent à cette œuvre la grandeur d’une tragédie.
Si ce livre voit le jour, c’est grâce à la compréhension et au soutien de mon maître d’Aix-en-Provence ; le Professeur Maurice Regard m’a prodigué, dès la naissance de mon projet, les encouragements et les conseils les plus féconds. Qu’il trouve ici l’expression de ma très profonde gratitude. (…)