L’enseignement français à Casablanca, création coloniale oeuvre du résident Hubert Lyautey.

« Ne l’oublions pas, nous sommes au pays d’Ibn Khaldoun, qui arriva à Fez à l’âge de vingt ans, au pays d’Averroès, et leurs descendants ne sont pas indignes d’eux. » (Hubert Lyautey, Paroles d’action, 1927, p. 342).

L’impact de la colonisation a bouleversé le Maroc en profondeur à l’aube du XXe siècle. Si les fondamentaux civilisationnels, politiques, linguistiques et sociaux du Royaume, héritages de la longue durée historique, ont su perdurer, l’irruption de la pénétration européenne s’est traduite par un ajout de structures qui ont marqué le pays. L’enseignement français, et d’une manière plus large l’éducation, en font éminemment partie. Dans ce domaine, le protectorat instauré par le traité de Fès de 1912 a laissé son empreinte jusqu’aujourd’hui. Ses traces en sont particulièrement visibles dans l’agglomération de Casablanca-Mohammedia dont le premier résident général, Hubert Lyautey, a voulu faire le phare de la France au Maroc, ainsi que la porte du pays ouverte sur le monde et la modernité. Alors, dans quelles conditions l’enseignement français s’est-il implanté dans le premier port marocain ?

AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE,  DANS  LA MÉDINA

Avant même qu’Eugène Regnault, ministre plénipotentiaire de la France à Tanger, signe le traité de protectorat à Fès en 1912 avec le sultan de l’empire chérifien Moulay Abd El Hafid, des formes embryonnaires d’enseignement francophone existaient à Casablanca. En effet, dès la fin du XIXe siècle, la présence européenne est signalée dans cette ville portuaire encore modeste, ceinte de murailles et de jardins où s’écoule l’oued Bouskoura. Elle ne dépasse guère les limites de l’ancienne médina actuelle. Cependant, le port de Casablanca si difficile d’accès car menacé par les hauts-fonds et la houle atlantique, retrouve un peu d’activité. Les entreprises de négociants étrangers établis dans les murs de la vieille cité stimulent l’exportation du blé et de la laine issus de la plaine de Chaouïa. Au début du XXe siècle, près de 25 000 habitants vivent à Casablanca. Parmi eux, on trouve une majorité de musulmans venus de différentes régions du Maroc, 4 ou 5 000 juifs et quelques centaines d’Européens. Ces derniers sont surtout des Espagnols, des Anglais, des Belges, des Allemands, quelques Portugais et des Français.

Au Maroc, nous l’avons dit, l’enseignement francophone existe bien avant 1912. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, on compte déjà plusieurs établissements de l’Alliance israélite universelle (AIU) auxquels viennent s’ajouter huit écoles dépendantes de l’Alliance française. Ainsi, depuis 1897, est implanté dans la médina de Casablanca un établissement scolaire de l’Alliance israélite. Il est protégé par la République française mais non subventionné par elle. Son directeur est français. En 1908, cette école accueille 265 garçons et 159 filles. Dans ce type d’enseignement, dit « moderne », les programmes sont assez proches de ceux des écoles communales de France. En rupture avec les conceptions marocaines ancestrales faisant autorité dans les synagogues et leurs écoles attenantes, l’AIU joue davantage la carte de l’ouverture en privilégiant le français et l’hébreu au détriment du judéo-arabe. Le capitaine Grasset, de passage à Casablanca à cette époque, a visité la petite institution. Il témoigne ainsi : « Elle est actuellement très prospère et les enfants, qui y acquièrent une instruction assez développée, pourront devenir des agents très utiles aux Français. Nombre d’anciens élèves ont fourni déjà beaucoup de commis et d’interprètes aux maisons françaises de navigation, de commerce et aux banques. » On apprend aussi qu’une école professionnelle jouxte l’établissement avec mission de former des tapissiers, ébénistes, maçons, forgerons, jardiniers. Aux filles, on enseigne les mêmes matières qu’aux garçons, plus les travaux d’aiguille et la fabrication des tapis. « Malheureusement, les élèves quittent de bonne heure l’école pour se marier », déplore le capitaine.

À quelques centaines de mètres de l’établissement de l’AIU, on trouve également l’école catholique de la Mission espagnole des franciscains, présente depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Elle est alors située à proximité de l’église Buenaventura inaugurée en 1891, aujourd’hui réhabilitée en tant que Maison de la culture. Cette école confessionnelle accueille des Européens mais aussi quelques Marocains, juifs et musulmans. Les cours sont donnés en espagnol. Toutefois, les élèves des cours supérieurs apprennent le français.

L’ÉCOLE OFFICIELLE FRANÇAISE

Depuis le début des années 1900, malgré l’âpre résistance des tribus locales, la présence militaire de la France s’affirme en plaine de Chaouïa, arrière-pays de Casablanca. Un enseignement français se met en place, d’abord de manière empirique. Il existe ainsi quelques petites écoles de fortune, dites franco-arabes, installées dans des constructions improvisées par l’armée. Les Marocains parlent d’« écoles du Roumi ». Des officiers ou sous-officiers sont chargés de cours mais des tirailleurs algériens y sont aussi promus moniteurs, car arabophones. Elles s’occupent des rares enfants européens présents dans le « bled » mais, surtout, des fils des Marocains employés par l’armée ou l’administration françaises. À Casablanca, dans une maison sise rue de la Croix-Rouge, une institutrice, Mme Peterman, crée la première école française mixte en 1907. Ses vingt-cinq élèves sont tous européens. Le contexte est très difficile. La médina, déjà frappée par une épidémie, est secouée par une grave insurrection de la population musulmane. Cela lui vaut d’être bombardée depuis la mer par la marine française, dont le croiseur Galilée. De nombreuses victimes jonchent les rues parmi les gravats. Dans ces conditions, la petite école de Mme Peterman ne fonctionne vraiment que durant l’année suivante, avec deux institutrices et quarante-cinq élèves. Deux ans plus tard, en 1909, la situation étant rétablie pour les troupes d’occupation et les résidents étrangers, le ministère des Affaires étrangères ouvre l’École officielle française de garçons. Il y a quatorze élèves mais ils seront vite cinquante. Installée dans un immeuble modeste au 9 rue de Tanger, doté de quatre pièces au rez-de-chaussée et quatre à l’étage, elle est confiée à un détaché du cadre de l’Algérie, M. Blache. Elle dispose aussi d’une cour et d’un jardinet. Non loin, l’École des filles est bientôt mise en place.

Par ailleurs, en 1908-1909, l’esquisse de ce paysage éducatif francophone de la médina casablancaise est complétée par une école dite « franco-arabe ». Celle-ci est placée près du consulat de France, non loin de Dar el-Makhzen. Prise en main par un moniteur algérien, elle compte trente-cinq élèves, tous des garçons. Ce sont des fils de protégés français ou d’employés de l’administration consulaire. Néanmoins, contrairement à ceux d’autres villes comme Marrakech, les notables du cru ne se bousculent pas pour y faire entrer leurs enfants. Ils craignent qu’on cherche à les convertir ou à les enrôler pour le service militaire. Dès lors, à leur demande comme à celle de Lyautey, on affecte à cette école un fqih chargé de l’enseignement religieux et des leçons d’arabe classique.

Les premiers travaux d’agrandissement du port sont lancés. La vieille cité, où affluent toutes sortes d’aventuriers, prend des allures de far-west. Elle déborde de ses murailles et les constructions remplacent les jardins alentour. Nombre de Marocains issus de régions diverses du royaume, parfois frappées par la disette liée à la sécheresse, convergent en effet vers Casablanca dans l’espoir d’une vie meilleure. Négociants, colons, fonctionnaires et militaires européens débarquent à l’affût d’opportunités. D’autres établissements scolaires français sortent alors de terre, réunissant plus de 230 élèves, filles et garçons.

LES M’SID

Qu’en est-il de la scolarisation des enfants musulmans, nettement majoritaires dans la cité ? Une partie d’entre eux fréquente les écoles coraniques traditionnelles (m’sid) situées près des mosquées Jamaâ Ould el-Hamra, à Bab El Marsa, et Al Masjid Al Atik, sise rue Dar el-Makhzen. Il y en avait treize en 1907, nombre inférieur à celui des villes marocaines dans leur ensemble si on le rapporte à celui de la population. On estime, en effet, que ces m’sid accueillent un peu plus de 300 élèves pour une population musulmane estimée à près de 20 000 âmes. Ils assurent aux garçons, dès l’âge de cinq ans et quelle que soit leur origine sociale, une formation fondée sur la mémorisation des sourates du Coran. Ensuite, à l’âge de douze ou treize ans, les élèves les plus assidus peuvent accéder au second stade de l’apprentissage dans la médersa d’une mosquée ou dans une zaouïa (lieu d’enseignement religieux sous l’autorité d’une confrérie). Là, ils s’initient aux principes fondamentaux de la grammaire et du droit islamique. Enfin, les meilleurs peuvent espérer être admis à la prestigieuse université Qaraouiyine de Fès fondée au IXe siècle. Souvent, leur hébergement et leur nourriture sont assurés par une famille fortunée de la ville sainte.

En ce début de siècle à Casablanca, on assiste donc à l’apparition d’une mosaïque éducative dont les facettes se multiplieront par la suite. On en perçoit déjà les caractéristiques : diversité des systèmes, opposition entre tradition et modernité, différences dans l’apprentissage des langues, inégalité d’accès au savoir, séparation des communautés.

LYAUTEY ET L’ÉVOLUTION DES SYSTÈMES D’ÉDUCATION

En 1912, la France impose un traité de protectorat à l’Empire chérifien. L’article premier de la Convention de Fès mentionne des réformes scolaires à venir : « Le Gouvernement de la République française et Sa Majesté le Sultan sont d’accord pour instituer au Maroc un nouveau régime comportant les réformes administratives, judiciaires, scolaires, économiques, financières et militaires que le Gouvernement français jugera utile d’introduire sur le territoire marocain. » Ainsi, le premier résident général, Hubert Lyautey, crée un Service de l’enseignement, puis une Direction de l’Enseignement en 1919 sous l’autorité de Gustave Loth. Il précise ses objectifs dans une lettre de juin 1915 adressée à Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères : « J’ai toujours considéré l’instituteur et le médecin comme les agents essentiels de ma politique pacifique au Maroc. Les circonstances actuelles m’imposaient plus que jamais de faire porter mon effort sur l’assistance et l’enseignement. » Dans les faits, il ne s’agit pas d’unifier l’ensemble de la jeunesse marocaine au sein d’un même système d’éducation mais de former d’abord les Européens vivant au Maroc, appelés à gérer l’économie, l’administration et les affaires militaires au plus haut niveau.

Concernant les jeunes Marocains musulmans, Lyautey, qui affirme avoir « réellement trouvé un État et un peuple » au Maroc, défend un principe qu’il espère appliquer à tous les domaines : respecter les coutumes et traditions du pays. Dans ses premiers textes, le résident général précise encore : « ce peuple n’est pas inférieur, il est différent. » Certes, fasciné par la civilisation marocaine, il souhaite sincèrement la conserver telle qu’elle est mais son point de vue n’est pas exempt d’une certaine ambiguïté. En effet, on peut aussi y déceler le préjugé, commun à l’époque dans bien des cercles de réflexion européens, que l’intelligence des Marocains, rétive, selon eux, aux notions abstraites et à la démarche critique ne s’adapterait pas à des programmes prévus pour un public occidental. C’est donc avec cette approche fondée sur la différenciation que le résident général veut rénover l’enseignement au Maroc. Il s’agit de jouer sur l’opposition entre modernité et tradition, mais aussi sur la séparation des populations dans une société coloniale. Cette vision n’empêche cependant pas Lyautey de nourrir la réelle ambition d’élargir l’accès à l’éducation pour tous les musulmans. La finalité est d’abord de favoriser, en leur sein, l’émergence d’une élite de jeunes gens aptes à servir le Protectorat en tant que médiateurs à l’intersection de deux sociétés qu’il souhaite faire coexister. Ensuite, l’objectif est que ceux-ci ne se sentent pas déracinés et qu’ils ne soient pas perçus comme tels. Un document officiel de la Direction de l’Instruction publique, publié en 1954, revient sur les débuts de l’enseignement français au Maroc. Celui-ci apporte des précisions supplémentaires, prenant aussi en compte la population marocaine juive fortement implantée à Casablanca : « Trois faits essentiels ont imposé la création d’un enseignement européen, d’un enseignement musulman, d’un enseignement israélite : cette discrimination était au début rendue nécessaire parce que les élèves ne parlaient pas la même langue, n’habitaient pas les mêmes quartiers des villes, et enfin qu’Israélites et Marocains devaient recevoir, à l’école, un enseignement confessionnel différent et qu’il n’était pas convenable qu’il ne leur fût pas dispensé. » On comprend, dans ces conditions, que Lyautey et ses collaborateurs n’ont pas cru devoir respecter, dans une monarchie islamique, les principes qui avaient inspiré en France la création d’une instruction républicaine laïque destinée à tous. Des raisons politiques sur lesquelles nous reviendrons plus loin les ont également conduits à concevoir pour les Marocains musulmans deux types d’enseignements : l’un destiné aux « fils de notables », l’autre aux enfants du peuple, tout en assurant une éducation religieuse pour tous.

Dès 1912, un système d’enseignement public et laïc, l’École Officielle Française, est donc bâti au Maroc pour les Français et les Européens en général. En quelques années, les villes du royaume sont dotées d’une ou plusieurs écoles primaires. Les plus grandes d’entre elles bénéficient d’établissements secondaires. Ainsi, Rabat, nouvelle capitale impériale et siège de la Résidence, voit l’ouverture du lycée Gouraud en 1919. À Casablanca, le lycée Lyautey prend la place de structures préexistantes. Marrakech, pour sa part, accueille le lycée Mangin. Ces établissements d’enseignement dit « européens » sont avant tout conçus pour instruire les enfants des colons, des militaires et des administrateurs français. Ils fourniront les cadres utiles à la poursuite de la colonisation. Néanmoins, ces établissements acceptent quelques enfants de personnalités marocaines influentes.

 LE PROJET D’UN GRAND LYCÉE

Dans les années 1910, l’expansion démographique de Casablanca bat son plein, au rythme de l’agrandissement du port et de l’émergence d’une zone industrielle qui s’étire vers les Roches Noires. Colons, commerçants et fonctionnaires continuent d’arriver. La « ville européenne », dont le point de départ est l’hôtel Excelsior, commence à se dessiner tout au long de l’actuel boulevard Mohammed V. La question de la scolarisation des élèves se pose donc de manière de plus en plus aiguë car les établissements français de la médina sont vite à l’étroit. De plus, les conditions d’hygiène dans la vieille ville laissent à désirer vu l’insuffisance des réseaux d’assainissement. Les grands travaux d’urbanisme hors les murs du plan Henri Prost (1914-1923), supervisés par Lyautey, sont appelés à modifier de fond en comble la physionomie de la ville. La construction d’un lycée sur la colline de Mers Sultan est prévue. Bien aérée et très peu bâtie, on y trouve alors des parcs, des cultures et quelques villas coloniales. Le choix du site ne fait toutefois pas l’unanimité. Plusieurs lettres de parents d’élèves déplorent qu’il soit trop loin du centre. Trois facteurs décisifs ont cependant été pris en compte par la Résidence, avant de décider du lieu d’implantation du nouveau lycée : le prix relativement modéré du foncier dans un contexte de spéculation effrénée, la rareté de l’habitat « indigène » dans ce quartier et, nous l’avons mentionné, les bonnes conditions sanitaires. Ce dernier aspect s’inscrit dans les préoccupations hygiénistes de l’époque.

D’ailleurs, une Inspection médicale scolaire est créée à Casablanca dès 1914, certes encore sommaire. Le service d’hygiène scolaire prend plus d’ampleur en 1921 en raison d’une épidémie sévère d’ophtalmie et de conjonctivite granuleuse chez les élèves. En outre, à partir de 1921, une pharmacie devient obligatoire dans chaque établissement et des infirmières-visiteuses effectuent des tournées régulières. Leur mission de dépistage se fond bientôt dans un dispositif renforcé par  l’instauration d’un corps de médecins scolaires. Enfin, un pas supplémentaire est franchi l’année suivante par l’ouverture, dans l’école du Centre, d’un dispensaire au service de tout Casablanca. Ce système de santé scolaire sera peu à peu reproduit dans les autres villes du Royaume.

L’édification du Grand lycée est donc programmée mais les travaux prendront du temps. Que faire, en attendant, des 446 élèves de l’École Officielle Française qui n’ont plus où s’assoir dans les pièces du vieil immeuble de la rue de Tanger et dans ses dépendances ? En janvier 1913, une partie d’entre eux est transférée de la médina vers des baraquements du vaste camp militaire Vilgrain. Cet ensemble de casernements est le vestige des affrontements de la décennie précédente entre les tribus de la Chaouïa et les troupes du général Drude. Ces cabanes sont situées sur l’avenue du Général d’Amade, au bord de ce qui sera bientôt la place administrative. L’emplacement du futur lycée provisoire correspond à peu près à celui de la Banque d’État du Maroc, boulevard de Paris, à proximité de la poste Centrale. Autour, quelques immeubles sont déjà construits. Quelques aménagements sont nécessaires. Le problème d’adduction d’eau est réglé en installant une canalisation issue d’un captage à Tit Melil. En 1916, les internes qui étaient hébergés dans une villa sont transférés dans un pavillon en bois capable d’abriter plusieurs dortoirs. Les autres élèves resteront encore quelques mois en médina dans ce qui devient, provisoirement, le Petit lycée. Il est dirigé par un instituteur arabophone venu d’Algérie, Louis Blaché.

LE LYCÉE EN PLANCHES

Si le nom officiel de cet établissement temporaire réservé aux garçons est « Lycée de Casablanca », les Casablancais le baptisent d’emblée le « lycée en planches », non sans ironie. Les filles, pour leur part, sont installées dans les bâtiments de l’ancien consulat d’Autriche, en bas de l’avenue Mers Sultan. Nous ne disposons, toutefois, que de très peu de renseignements sur ce sujet. Le premier proviseur du lycée, Marcel de Aldecoa, est agrégé d’arabe, co-auteur d’un manuel qui sera utilisé par les élèves pendant de nombreuses années, Yalla ! ou l’arabe sans mystère. Il prend ses fonctions en janvier 1914 et dirige tous les établissements français de la ville.

Le manque d’enseignants du primaire au secondaire se fait sentir. On en recrute en France tel, en 1913, Jean-Joseph-Bonaventure Oliver, bachelier ès-lettres de Perpignan préparant la licence de philosophie. Il est affecté en tant qu’instituteur au Petit Lycée. Le proviseur fait également appel à des « instituteurs indigènes », pour reprendre la formulation en cours à ce moment-là. C’est le cas de Mohammed Baroudi. Ce dernier est né à Tlemcen où il a fait ses études à la médersa. Il est nommé instituteur adjoint délégué en janvier 1912.

Cependant, la guerre qui éclate en Europe en 1914 rend la situation plus difficile encore. Des maîtres recrutés au Maroc sont formés dans une école d’application, à Rabat. Certains reçoivent une formation complémentaire à l’Institut des Hautes études marocaines. Néanmoins, ce n’est pas suffisant car beaucoup d’enseignants casablancais sont mobilisés et doivent partir au front. Face à cette pénurie, le résident général Lyautey donne l’ordre de recourir à des diplômés présents dans les régiments territoriaux venus du Midi de la France, en poste au Maroc pour la « pacification ». On entend par-là la réduction des tribus insoumises. Les archives du lycée nous renseignent sur ce point. C’est ainsi que le soldat Jules Rouvet du 128e régiment territorial d’infanterie est mis à la disposition du lycée en 1916 pour l’enseignement de la gymnastique. L’ingénieur des Arts et Métiers Paul Rouanet, lui aussi de la territoriale, originaire du Tarn, devient professeur de dessin en 1915. En 1916, c’est l’embauche comme professeur d’arabe d’Eugène Viala, du bataillon territorial de la Chaouïa. Cet ancien interprète en Tunisie était déjà instituteur à Bouznika. On rappelle aussi des professeurs retraités et, fait peu courant jusque-là à Casablanca, le lycée recrute des femmes. C’est l’exemple d’Alice Bayssière, institutrice de Castres dûment diplômée, qui a suivi son mari, sergent de la territoriale et lui-même instituteur. Elle prend ses fonctions en 1917. Citons encore les époux Picard, Esther et Georges. Georges Picard est venu de Neufchâteau, dans les Vosges, en 1915 au lycée comme chargé de cours en mathématiques. Sa forte myopie lui a sans doute valu de ne pas être incorporé en France. Il est promu à plusieurs reprises et reçoit la distinction du Ouissam alaouite. En 1922, Picard est nommé surveillant général du Petit Lycée. Un auxiliaire est désigné pour l’assister à partir de 1926 car il est devenu complètement aveugle. Son épouse Esther est née à Constantinople. Elle est institutrice au Lycée de garçons, le « lycée en planches ». Elle aussi fait l’objet de plusieurs promotions. Conservé dans les archives, un rapport d’inspection de 1921 précise à son endroit : « Le professeur ne manque ni de savoir-faire, ni d’ingéniosité, ni de patience. Son enseignement est vivant et sincère. » Un conseil lui est toutefois prodigué : « Ménager sa voix. Il n’est pas nécessaire de parler fort pour se faire entendre. »

Dans le cadre de l’effort de guerre, en 1917, il est aussi demandé par la Résidence aux enseignants d’accepter des services et des horaires allant au-delà de ceux liés à leurs statuts. Après la guerre, le recrutement des personnels reprend sa voie normale. Professeurs agrégés, professeurs licenciés, instituteurs et institutrices pourvus des diplômes réglementaires sont détachés de France à Casablanca.

En 1915, le « lycée en planches », payant pour nombre d’élèves, accueille 242 élèves français, 41 italiens, 22 espagnols, 13 marocains israélites, 6 marocains musulmans et 12 élèves de nationalités diverses. Un rapport de 1919 indique que les effectifs des classes de primaire pourront dépasser 40 élèves, voire 60 vu l’inflation des inscriptions. Les programmes sont identiques à ceux de France. Il semble, néanmoins, qu’il y ait eu dans le cursus une initiation à l’arabe pour tous, mais les documents dont nous disposons à ce sujet ne sont pas assez détaillés.

Notons encore que les élèves, dont les parents le souhaitent, ont des cours d’enseignement religieux bi-hebdomadaires. Ceux-ci sont assurés par un aumônier rétribué par le lycée. Il s’agit du révérend père Félix Cramoisan, de l’ordre des Frères mineurs. Par ailleurs, il existe une aumônerie pour les élèves, lieu d’accueil appelé à perdurer.

LE PREMIER BACCALAURÉAT

Malgré les perturbations inhérentes aux conditions imposées par la Grande Guerre, une première session du baccalauréat peut se tenir en 1915. Le jury est présidé par deux professeurs de l’Université de Bordeaux. Ils se déclarent satisfaits des résultats, estimant que le niveau du lycée n’est en rien inférieur à celui des lycées de métropole. Enfin, mentionnons l’engagement solidaire des élèves et de la communauté scolaire durant la guerre. Des galas de bienfaisance sont organisés, notamment au profit des filleuls de guerre des élèves du Lycée de Jeunes filles. Ainsi, en juin 1916, un concert est donné à l’Opéra-comique de Casablanca avec la pianiste Marguerite d’Elty, M. Musset de la Société des Auteurs et Compositeurs et Mme Gayet, pianiste. Les prestations des artistes sont accompagnées par la Section Chorale du Foyer du lycée et l’orchestre des élèves dirigés par M. Viguier, professeur de musique. Le proviseur de Aldecoa prononce une allocution en ouverture. La directrice du lycée de Jeunes filles, les représentants des autorités locales, le pacha de Casablanca, de généreux donateurs l’encadrent et prennent également la parole. Dans les discours, les élèves sont incités à envoyer des colis aux « poilus » avec « des pipes, du tabac, des douceurs, des lampes électriques, des couteaux de poche, des briquets, des boîtes de fromages et de foie gras ». On célèbre encore le dévouement des marraines de guerre : « Quel symbole admirable que telle marraine, en chaussettes hautes, jupe courte et cheveux flottants, l’œil fixe, l’air grave, s’appliquant à mettre sur le papier, sans tache et bien tiré, pour Monsieur son filleul, les jolies choses qu’elle trouve dans son cœur. » Voici quelques titres à forte teneur patriotique qui sont interprétés ce jour-là : Les Petits Soldats, Malborough s’en va-t’en guerre, La Marseillaise, Partant pour la Syrie, Les Cuirassiers de Reischoffen, Les Turcos… Une causerie s’ensuit sur l’engagement des « poilus ».

Autre exemple de générosité : en 1920, une collecte réunit des fonds en vue d’aider au relèvement des écoles du canton de Longueau, durement éprouvé par la bataille de la Somme. Les établissements suivants ont cotisé : l’école de Fils de notables musulmans, l’école du Maârif, le lycée de Garçons, le lycée de Jeunes filles, l’école Augustin Sourzac, l’école de la Ferme blanche, l’école Gabriel Roch, l’école Le Camp, l’école de Mers-Sultan, l’école Layris-Vergez, l’Ouvroir musulman, l’école de Fédala (Mohammedia), l’école des Roches Noires, l’École d’apprentissage.  

LE  GRAND LYCÉE DE CASABLANCA

L’année 1921 marque un tournant majeur avec l’ouverture du Grand lycée, près du parc Murdoch, bien au-delà du rond-point Mers Sultan qui marque alors la limite sud du centre-ville.  Une photographie de 1923 nous renseigne sur l’environnement immédiat du lycée : quelques rares constructions et d’immenses terrains agricoles sillonnés par des pistes.

Les premiers cours sont donnés à 153 élèves du secondaire mais les travaux sont loin d’être achevés à cette date. Beaucoup d’élèves de collège demeurent encore quelques temps dans les établissements provisoires du centre. De fait, la première tranche ne se terminera qu’en 1923. Mentionnons également, peu de temps après, l’inauguration du lycée de Jeunes filles. Il s’agit, aujourd’hui, du lycée Chawki sur le boulevard Zerktouni.

La construction du Grand lycée s’inscrit dans un projet urbanistique plus large. Avec l’urbaniste Henri Prost, Lyautey a en effet tracé les grandes lignes d’une ville neuve en réfléchissant à l’affectation de chaque quartier. L’objectif affiché est de faire de Casablanca un pôle et une vitrine de la modernité. Le lycée en est l’un des éléments structurants. Ayant fondé, dès 1912, un service des Beaux-Arts et des Monuments historiques, le résident général entend néanmoins qu’on conserve, aussi bien dans la forme des bâtiments que dans l’aménagement urbain, des éléments de référence à la tradition marocaine. Dans la limite de cette feuille de route, les architectes du Protectorat ont carte blanche. Ceux-ci développent d’abord les codes d’un style dit néo-mauresque   ou encore néo-marocain. Il est décliné librement, et avec raffinement, aussi bien dans les constructions particulières que dans l’édification des bâtiments publics. Certains architectes s’essaieront avec bonheur à d’autres formes, au style « art-déco », par exemple.

C’est dans ce contexte que le Grand lycée de Casablanca, futur lycée Lyautey, est construit en haut de l’actuelle avenue du 2 Mars, autrefois avenue Mers Sultan. Équipé d’un internat et d’un stade, le lycée est composé de dix pavillons sobres et élégants, dessinés selon les conceptions hygiénistes en cours. De nombreuses ouvertures laissent entrer la lumière, de vastes espaces à l’air libre sont ménagés. L’internat est plutôt spartiate : de grandes salles avec de larges fenêtres où chaque pensionnaire dispose d’un box séparé de celui de son voisin par une cloison haute de moins de deux mètres. Un lit métallique en est le mobilier principal. Certains élèves venus de province trouvent aussi à se loger dans des pensions privées, comme celle de Mme Maréchal au Maârif. Des jeunes filles du lycée sont hébergées, à partir des années trente, au Foyer familial de la Jeune fille. Cette institution, liée à la paroisse du Sacré-Cœur, occupe une villa de la place de la Fraternité, proche du croisement des boulevards Moulay Youssef et d’Anfa. Par ailleurs, de l’autre côté de l’avenue Mers Sultan, un collège est bâti sur un vaste terrain. Il est relié au lycée par un souterrain. On y trouve également des classes primaires et des installations sportives. Certaines constructions de cette époque sont encore visibles aujourd’hui.

« UN ÉTABLISSEMENT VRAIMENT MODERNE »

André Roby, proviseur, donne quelques indications supplémentaires sur l’édification du lycée dans la revue mensuelle France-Maroc de septembre 1923 : « C’est sur le plateau de Mers-Sultan, dans le quartier le plus élevé et le plus aéré, le plus sec et le plus sain de la ville, que le nouveau lycée a été construit, d’après les plans de l’architecte Bousquet. Il n’est pas encore achevé (…) mais il présente, sous sa forme actuelle, un aspect imposant et harmonieux (…). On a cherché, avant tout, à rendre la maison agréable à ceux qui l’habitent et l’on s’est écarté, avec bonheur, de la formule des lycées français qui ressemblent trop souvent à des casernes ou à des prisons, et dont les murs noirs et hauts et les fenêtres barrées de fer nous ont laissé à tous de douloureux souvenirs. Ici, des pavillons séparés, de vastes cours plantées d’arbres, des pelouses fleuries, un stade bien aménagé, des dortoirs et des réfectoires où s’allient le mieux du monde, l’hygiène, le confort et l’agrément, font de notre lycée un établissement vraiment moderne (…). Notre lycée n’en est encore qu’à ses débuts. Comment se développera-t-il ? Nous voudrions y voir venir – et la chose n’est pas impossible – beaucoup de jeunes Français de France, de ceux que hante le rêve colonial, et qui volontiers s’installeraient un jour au Maroc s’ils le connaissaient bien. » Dans ce même article, A. Roby plaide pour que le nom de Lyautey, « le grand Français qui a consacré tout son labeur et toutes ses forces à la colonisation de ce coin de la terre africaine » soit inscrit bientôt au « fronton du lycée de Casablanca. » Évidemment, le lecteur appréciera avec recul l’état d’esprit des cadres du Protectorat dans les années vingt, tel qu’il émane de ce texte. Quoi qu’il en soit, le vœu du proviseur Roby sera exaucé en 1925, après le retour d’Hubert Lyautey en France. Le lycée portera désormais son nom.

UNE VISITE IMPROMPTUE

Un élève anonyme témoigne, en 1921, de la visite d’inspection impromptue du résident général.  Lyautey était coutumier de cette pratique, au grand dam de la direction. Notre ancien élève se souvient de « la silhouette élancée et bleu-horizon du Maréchal qui bondit en dehors de sa longue voiture noire qui fonça vers le bâtiment du dortoir. » Comme la porte était fermée à clé, rapporte notre témoin, Lyautey fit le tour et entra par une fenêtre, suivi tant bien que mal par le proviseur et le censeur essoufflés. Dans le rapport qu’il rédige ensuite, le 14 juin, le résident général indique qu’il faudra améliorer les dortoirs de l’internat en élevant des cloisons pour que les plus grands aient davantage d’intimité et se sentent chez eux. Concernant la toilette et l’hygiène corporelle, il dénonce la conception française qui en fait un « usage médical » et promeut l’approche anglaise, à savoir, disposer du droit de « se coller sous la douche » au gré de la volonté de chacun. Ensuite, Lyautey préconise qu’on agrandisse l’amphithéâtre afin que puissent s’y tenir « des conférences, des projections cinématographiques et des réunions solennelles. » Dans son rapport, Hubert Lyautey insiste encore sur la nécessité d’un foyer en ces termes : « Je n’admets ni un hôpital, ni une caserne, ni le moindre poste sans  » foyer  » – c’est-à-dire le lieu de réunion récréatif où l’homme reprend la sensation du  » home « , où se prennent les contacts moraux. De même, il s’impose (et que de fois dans ma jeunesse j’en ai senti le défaut) que ce lieu sympathique existe dans les établissements d’enseignement. » Toujours à propos du foyer, Lyautey précise ses conceptions : « Je voudrais que ce fût la «  marque de fabrique  » de mon passage au Maroc. » Il s’ensuit une annonce : « Nous allons le faire aussi dans les collèges musulmans. » Le proviseur Roby confirme ainsi : « Lyautey les a dotés d’un Foyer où il leur est permis de travailler, de jouer, de lire, d’écrire leurs lettres, de se recueillir, bref, de vivre une heure ou deux chaque jour une vie intime, quasi familiale, presque heureuse, en pleine liberté, loin du regard des maîtres et surveillants. » L’année suivante, dans une lettre au proviseur, Lyautey répond favorablement à la demande de parrainage du foyer transmise par les élèves. Il informe aussi qu’il viendra bientôt les rencontrer.

De plus, le résident signifie au proviseur que « le Président et ses ministres ont été très favorablement impressionnés par l’atmosphère de confort, de gaieté et de  » bon chic  » qui se dégage du lycée de Casablanca. » Effectivement, fait confirmé dans les souvenirs de notre élève anonyme conservés dans les archives, une délégation emmenée par le Président de la République Alexandre Millerand est venue au lycée en 1922. Tous, ce jour-là, avaient reçu la consigne de venir endimanchés. Cela provoqua l’hilarité générale des élèves, au dire du témoignage, lorsqu’ils découvrirent leurs professeurs parés d’accoutrements inhabituels : « Tous de noir vêtus, certains arboraient de grandes robes de chambre que nous identifiâmes comme étant des redingotes, d’autres bedonnaient dans des jaquettes qui leur battaient les mollets, les plus modestes faisant craquer le complet noir de leur mariage. » En dépit de sa malice, notre témoin n’oublie cependant pas d’exprimer un peu plus loin une pensée émue pour ses maîtres qui sont morts au combat, ou en déportation, durant la Seconde Guerre mondiale. Pierre Simonet est cité en premier lieu. Vu les événements évoqués et la forme de son intervention, tout nous laisse penser que ce témoin anonyme est lui-même devenu professeur au lycée Lyautey, par la suite.

LES PREMIÈRES POLÉMIQUES

L’inauguration du Grand lycée relance les débats autour du choix de son emplacement. Dans une lettre du 16 janvier 1923 adressée à « M. le Maréchal, Commissaire Résident Général », le président de l’Association des parents d’élèves du lycée de Casablanca revient, en effet, sur l’éloignement du nouveau site. Il insiste aussi sur le fait que les « frais de scolarité sont plus que doublés par les frais de transport ». D’autres avancent que la distance fait que les élèves arrivent en retard, ayant l’occasion de « musarder » dans le parc Murdoch ou bien d’organiser des « courses de bicyclette ». On met encore en avant les absences lors des fortes pluies, les élèves redoutant les intempéries. Les parents d’élèves proposent alors que les élèves du premier cycle, qui n’ont pas encore été transférés du « lycée en planches » vers la colline de Mers Sultan, y restent et qu’on remplace les baraquements par un bâtiment en pierres. À leur sens, le lycée devrait être réservé au second cycle et aux classes préparatoires, alors que leur création vient d’être envisagée. Ils suggèrent aussi un autre site, à savoir une caserne située non loin de l’église du Sacré-Cœur dont la construction débute à peine en lisière du parc Lyautey. Dans un premier temps, ni le résident général, ni le proviseur n’écartent cette option. Cependant, en mai 1923, le directeur général de l’Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Antiquités au Maroc rend sa décision finale par un courrier au proviseur : tous les élèves devront rejoindre le nouvel établissement de Mers Sultan dans les deux ans. La demande insistante de la part des parents d’un établissement plus central motivera, sans doute, la construction ultérieure d’un nouveau Petit lycée, rue d’Alger, doté de classes de collège.

La question de l’éloignement du lycée du centre-ville concerne aussi les enseignants. Beaucoup ne sont pas en mesure de résider dans le quartier huppé du parc Murdoch. La solution trouvée par Lyautey au problème du logement des professeurs, est d’inciter à la construction de villas bon marché sur le plateau Mers Sultan. Elles seraient financées par le crédit immobilier. Aucun document ne nous a permis de savoir si cette initiative a été mise en œuvre ou non.

En dépit de ces problématiques, l’enseignement au lycée atteint rapidement son rythme de croisière. Aux épreuves de baccalauréat de 1923, sur 30 candidats, 16 sont reçus et 4 sont admissibles. Ces résultats sont supérieurs à la moyenne française de l’année en cours. Par ailleurs, les effectifs montent rapidement. En 1926, 810 élèves sont inscrits au lycée, parmi lesquels, pour reprendre les formulations en vigueur à l’époque, 543 Français, 188 Israélites, 26 Musulmans, 19 Italiens, 17 Espagnols. Le solde se distribue dans d’autres nationalités faiblement représentées. Il s’agit, notamment, de Russes et de Grecs. On remarque, au fil des années, que les Espagnols et les Italiens sont de moins en moins nombreux dans les statistiques. Cela est dû au fait que ces derniers ont pu rejoindre les établissements récemment ouverts par leurs pays respectifs à Casablanca, mais aussi, à l’accession d’une part croissante d’entre eux à la nationalité française. Pour les Marocains juifs, la situation n’est pas la même. S’ils disposent d’un réseau scolaire bien établi en ville grâce à l’Alliance, beaucoup fréquentent le lycée Lyautey afin d’obtenir un diplôme français dans la perspective d’études supérieures hors du Maroc. De fait, contrairement à l’Algérie où s’applique aux juifs le décret de naturalisation Crémieux de 1870, la nationalité française ne leur est alors accordée qu’avec parcimonie.

LES ÉCOLES PRIMAIRES

L’édification du nouveau lycée n’entraîne pas immédiatement la fermeture du « lycée en planches ». Ces « baraques Vilgrain », désormais dénommées Petit lycée, continuent d’accueillir les classes primaires jusqu’en 1928. Pour la rentrée suivante, ce Petit lycée est transféré́ dans de nouveaux locaux construits à cet effet, rue d’Alger, nous l’avons vu plus haut. Il s’agit du collège Ibn Toumert d’aujourd’hui. Ce bel établissement a été dessiné par Georges-Jean Grel. Son architecture, comme celle du lycée Lyautey, s’inscrit dans le style des bâtiments officiels défini par les services d’urbanisme du Protectorat dirigés par Henri Prost. Il se manifeste ici par l’emploi des tuiles vertes vernissées pour le couronnement, celui de la pierre pour le soubassement, les frises, les colonnettes et les encadrements d’ouvertures. Le Petit lycée est associé à l’École du Centre. Il regroupe un jardin d’enfants, des classes primaires et, à partir de 1933, un collège. Le proviseur du lycée Lyautey en assume la direction. Surtout fréquenté par des jeunes Européens au début, le Petit lycée atteint un effectif de 700 élèves durant les années trente. Il connaît alors des extensions, avec piscine et stand de tir.

Par ailleurs, plusieurs écoles primaires publiques sont construites, dès les premières années du Protectorat, dans les nouveaux périmètres en voie d’urbanisation. Tel est le cas, en 1916, de l’école Augustin Sourzac dans le quartier de la Foncière. Nous pourrions citer encore l’école Gabriel Roch ou celles de Mers Sultan, des Roches Noires et de Fédala (Mohammédia).

L’ENSEIGNEMENT TECHNIQUE

L’enseignement professionnel n’est pas en reste dans cette ville qui s’industrialise. Une vaste zone d’activité s’étire désormais le long de la côte est, des Roches Noires en direction d’Aïn Sebaâ. La demande en techniciens et en ouvriers qualifiés ne cesse de croître. Dès 1917, un premier centre d’apprentissage est logé dans le fondouk Carl Ficke, aux portes de la médina, en bas du boulevard du 4e Zouaves qui mène à la gare de Casa-Port. Aménagé avec les moyens du bord en temps de guerre, il réunit un professeur, deux instituteurs, deux maîtres-ouvriers et 75 élèves. Ensuite, en 1923, est créée l’École Industrielle et Commerciale. Elle est implantée route de Ben M’Sick. Nous sommes dans le quartier de la Gironde, encore excentré, mais disposant de nombreux espaces libres. Divers ateliers, des salles de classe et de travaux pratiques, un internat, des équipements sportifs sont construits. L’école comprendra encore un pavillon d’électricité, une forge, des laboratoires de chimie, d’hydraulique, de mécanique. Pour les Casablancais, elle deviendra vite une référence baptisée « L’Indus ». Plus tard, ce sera le lycée Al-Khawarizmi. Toujours debout de nos jours, cet ensemble scolaire contemporain de la construction du Grand lycée est impressionnant, tant par ses dimensions que par son architecture néomarocaine.

Des cours du soir professionnels sont aussi dispensés en ville, ouverts à toutes les populations. On y délivre un enseignement diversifié : agriculture, mécanique, électricité, travaux publics, sténographie, dessin industriel, comptabilité, correspondance commerciale, langues (anglais, allemand, espagnol, arabe), mathématiques, droit commercial…

LES ÉTABLISSEMENTS CONFESSIONNELS

En marge du système éducatif officiel, l’enseignement de type français continue de se développer par d’autres voies, notamment dans le cadre d’établissements confessionnels juifs ou chrétiens qui acceptent aussi des jeunes musulmans. C’est le cas, par exemple, de l’École Jeanne d’Arc sur l’actuel boulevard Moulay Youssef. Elle occupe l’emplacement de la première église française de la ville, celle de la Paroisse du Sacré-Cœur créée en 1914. À l’origine, il s’agit d’un baraquement militaire rudimentaire. Cette petite église et le terrain qui l’entoure sont ensuite donnés aux sœurs de la Doctrine chrétienne de Nancy en 1918. Elles y fondent l’Institution Jeanne d’Arc où elles dispensent un enseignement primaire et secondaire. L’ensemble est entièrement reconstruit en 1927. Une école de garçons voit également le jour, place de Reims, dans les années vingt, sous le nom de « Maîtrise du Sacré-Cœur ». Elle deviendra l’École des Frères. Non loin de l’Institution Jeanne d’Arc, citons encore, en 1927, l’école Narcisse Leven relevant de l’Alliance israélite universelle, en partie subventionnée par le gouvernement français. L’AIU ne pouvant prendre en charge l’intégralité de la demande de scolarisation de la communauté juive casablancaise, certaines écoles sont ouvertes sous couvert du Protectorat. On les nomme alors « franco-israélites ».

LA FOL

Enfin, un mot sur la Fédération des Œuvres Laïques (FOL). Elle est présente très tôt à Casablanca, à Aïn Sbaâ, sur le site actuel de l’ex-École française des affaires. La FOL fait alors partie d’un ensemble qui regroupe l’orphelinat de la Mission laïque française Maroc et la Caisse des écoles, créée en 1920. Sans être un lieu d’enseignement français au sens strict du terme, la FOL joue cependant un rôle non négligeable, en lien avec les enseignants de la ville. Portée par des valeurs universelles de tolérance et d’entraide, elle agit dans les domaines de l’éducation populaire et de la solidarité à destination de tous. La Fédération des Œuvres Laïques de Casablanca sera dissoute pendant le régime de Vichy. Elle renaîtra de ses cendres en 1947, bientôt relocalisée rue Moussa Bnou Nousair dans une villa achetée à des Portugais. La salle de spectacle sera construite plus tard, par extension sur le jardin.

L’ENSEIGNEMENT « FRANCO-ARABE »   

La direction de l’Enseignement de la Zone française de l’Empire chérifien,  instaurée par un dahir de juillet 1920, étend son champ de compétences sur l’enseignement traditionnel marocain (m’sid). Elle exerce également son autorité sur les formes d’enseignement qu’elle nomme tantôt « franco-musulmanes », tantôt « franco-arabes ». Dépendante du Palais royal, cette direction qualifiée de « néo-chérifienne » est toutefois supervisée par un Délégué à la Résidence générale. On retrouve ici le principe de la double administration, constitutive du Protectorat. L’historienne Yvette Katan Bensamoun rappelle, qu’au début, l’extension de l’enseignement au Maroc se heurte au sentiment de méfiance de la population. Pour les musulmans, qui ne distinguent pas l’instruction de l’éducation religieuse, le système français ne saurait convenir, en effet. L’administration française, quant à elle, considère la généralisation de la scolarisation comme un projet à mener avec prudence. Cette réserve se comprend à la lumière de l’expérience vécue en Algérie et en Tunisie où l’instruction a contribué à l’émergence des aspirations à l’émancipation. Toujours selon l’historienne, le Résident général Lyautey, ainsi que ses directeurs de l’Instruction publique, Gustave Loth et Georges Hardy, ont donc pour ligne de se limiter à la formation d’une petite élite marocaine acquise à la présence française. Il est aussi question de dispenser un enseignement élémentaire dans quelques écoles à recrutement populaire, afin de disposer des employés administratifs et des contremaîtres nécessaires. Lyautey, cité par l’historien Daniel Rivet, résume sa vision dans ces mots : « former dans ce pays une élite intellectuelle avec laquelle nous puissions travailler, mais en nous efforçant qu’elle ne soit pas déracinée, de façon qu’elle demeure un trait d’union entre la masse indigène et nous. » Le dahir du 18 février 1916 pose donc le principe de la ségrégation ethnique dans le système éducatif. La Résidence le justifie par l’obligation de respecter les mœurs, la sensibilité et les traditions des élèves musulmans, comme de leurs familles. Gustave Loth va plus loin en explicitant son interprétation du dessein lyautéen : « La grande masse des écoliers indigènes doit recevoir une instruction française rudimentaire, ayant un but éminemment pratique et, dès que cela est possible, un caractère professionnel. »

Néanmoins, Daniel Rivet suggère que la pensée de Louis-Hubert Lyautey est sans doute plus complexe et évolutive que la présentation réductrice qu’on pourrait en faire. Il nous apprend, effectivement, que le maréchal, prophétisant dès 1923 l’inéluctable indépendance de l’Afrique du Nord, nourrit aussi l’ambition de « former des gentlemen marocains associant le savoir-faire occidental et le savoir-être oriental ». Il s’agirait, ainsi, de ne pas injurier l’avenir post colonial, souci que n’auront guère les successeurs du premier Résident général, si l’on en croit l’historien Charles-André Julien. D’ailleurs, ceux-ci franchiront allègrement le pas menant à l’administration directe. Pour sa part, Lyautey tente de poser des jalons vers cet horizon émancipateur qu’il entrevoit lorsqu’il introduit quelques jeunes Marocains brillants dans sa cabine de pilotage. Il en fait des attachés résidentiels. Une poignée d’entre eux aura même accès à des établissements de recherche et d’enseignement supérieur conçus initialement pour les Français. Citons l’Institut des Hautes études marocaines et les Centres d’études juridiques de Rabat et de Casablanca. Ceux-ci décernent licences et capacités, en collaboration avec les facultés d’Alger, de Bordeaux et de Toulouse. L’enjeu est alors de former caïds, pachas et vizirs mais aussi des administrateurs coloniaux. Par ailleurs, l’Institut des Hautes études marocaines abrite l’École normale. Les maîtres destinés à dispenser des cours d’arabe classique rénové dans les collèges franco-musulmans y sont instruits. Mentionnons encore, dans le même esprit, l’ouverture à Meknès en 1918 d’une école militaire de haut niveau, Dâr Beyda. Elle est avant tout réservée aux fils des caïds ainsi qu’à ceux des familles maraboutiques ou chérifiennes. En outre, l’historien Pierre Vermeren nous dit que Lyautey avait l’habitude d’envoyer en France des jeunes Marocains pour les préparer à occuper des postes de responsabilité, initiative peu appréciée par l’administration coloniale.

Du point de vue marocain, le projet éducatif de la Résidence, structurellement inégalitaire depuis 1912, n’est cependant pas dénoncé en bloc, du moins dans les milieux plutôt enclins à négocier avec la France. Effectivement, l’historienne Yvonne Knibiehler nous apprend, qu’en 1914, le Délégué chérifien à l’Instruction, El-Hadjaoui, a tenu ces propos nuancés face à un public de jeunes Fassis : « C’est la connaissance de cette langue française qui vous permettra de conserver votre prospérité commerciale et votre richesse, contrairement à ce qui est arrivé à vos frères d’Algérie, c’est par sa connaissance également que vous défendrez vos droits. »

LES ÉCOLES DE FILS DE NOTABLES

Les établissements dits « européens » n’étant pas destinés aux Marocains, sauf exception, différentes écoles identifiées par le pouvoir colonial comme « franco-musulmanes » ou « franco-arabes » sont créées. Elles se multiplient dès 1914. Lyautey, toujours attentif au maintien des hiérarchies sociales marocaines et à la consolidation du trône alaouite, structure ce réseau parallèle en lien avec les autorités chérifiennes. Ces dernières sont incarnées par un Grand vizir à l’Enseignement désigné par le Sultan Moulay Youssef. Le Résident général et ses collaborateurs, bien loin d’envisager d’importer au Maroc les principes de l’enseignement républicain et laïc à la française, optent donc pour la préservation de l’instruction religieuse musulmane. Dans un même esprit, au plan architectural, les écoles « franco-arabes » sont conçues en prenant soin qu’elles se fondent dans le décor de l’espace urbain auquel les familles marocaines sont habituées. Ainsi, tuiles vernissées vertes et arcs outrepassés sont de mise.

Deux types d’enseignement sont mis en place : l’un réservé aux enfants des grandes familles makhzéniennes ou de la bourgeoisie commerçante, l’autre à ceux du peuple. Dans un premier temps, on observe peu d’enthousiasme pour ce dernier, les parents demeurant circonspects, voire hostiles. Il faut alors verser des primes d’assiduité et servir des repas gratuits à la cantine pour remplir les classes. Quant aux élites qu’elle espère séduire, l’autorité française ouvre des « écoles de fils de notables ». On en recense cinq en 1921, à Fès, Marrakech, Rabat, Salé et Casablanca. Cette dernière est située dans la rue de Mogador. Elles sont payantes. On y dispense une éducation islamique sous la responsabilité d’un fiqh. Un apprentissage de l’arabe classique plus ou moins approfondi est aussi proposé. Enfin, des enseignants français y assurent une instruction générale plus solide que dans les écoles de quartier. Dans les faits, l’enseignement de l’arabe ne sera vraiment structuré que dans les années quarante. Selon l’historien Khalid Ben-Srhir, en effet : « On peut souligner que les directives officielles pour l’enseignement de l’arabe au Maroc ont toujours insisté sur le rôle secondaire que cette langue devait jouer dans toutes les écoles régies par les autorités relevant de l’administration du Protectorat. » Par ailleurs, dans les « écoles de fils de notables », les élèves sont dispensés de travaux manuels, contrairement à ce qui est en vigueur dans celles des quartiers populaires. Si ces établissements « franco-arabes » ne comptent que 1 468 élèves en 1913 à l’échelle du Royaume, ils rencontreront un certain succès par la suite avec un effectif porté à 21 400 à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ce sera 314 800 élèves au moment de l’indépendance.

LES  COLLÈGES « FRANCO-MUSULMANS »

Le cursus primaire des écoles réservées aux Marocains musulmans est sanctionné par un certificat d’études spécifique. Ce dernier donne accès, pour les meilleurs élèves, aux « collèges franco-musulmans »,  également bilingues. Des droits de scolarité y sont perçus. Ce sont les collèges Moulay Idriss, fondé à Fès en 1915, et Moulay Youssef, créé l’année suivante à Rabat. Par contre, rien à Casablanca au début du Protectorat. Cette situation incite les grandes familles de la place à faire pression pour que leurs enfants puissent être directement intégrés dans les établissements français, tels le lycée Lyautey et les écoles primaires qui y conduisent. Le projet de ces « collèges franco-musulmans », si l’on se réfère aux dispositions officielles, est de donner aux élèves une « éducation musulmane » et d’apporter des « connaissances exactes sur la civilisation européenne ». G. Hardy, Directeur de l’Instruction publique, a fixé le cap concernant les « classes aisées » : « Il faut les mettre à même de conserver leur influence, plus facile à canaliser que celle des masses populaires et, à cet effet : 1) les armer pour la lutte économique ; 2) leur conserver le prestige de la culture intellectuelle qui comptera encore longtemps dans ce pays. » Le projet est encore d’en faire une « avant-garde civilisatrice » (sic). Une autre finalité de ces établissements d’élite est de tenter de dissuader les notables marocains, sensibles au nationalisme arabe émergent, d’envoyer leurs fils étudier à Beyrouth, au Caire ou à Constantinople.

Quelle est l’organisation des études dans ces collèges ? Onze heures hebdomadaires sont consacrées aux humanités musulmanes, vingt aux apprentissages en français. En arabe, la grammaire, la littérature, l’éloquence, la prosodie et la théologie sont au programme. En langue française sont enseignés les mathématiques, les sciences physiques et naturelles, le français, la géographie et l’histoire. Pour cette dernière discipline, les consignes sont d’éviter le XVIIIe s. et les querelles religieuses ou politiques franco-françaises. Quant à l’enseignement arabophone de l’histoire, les instructions sont les suivantes : après avoir donné une vue générale du passé marocain présenté telle une succession de dynasties, le professeur propose à ses élèves l’étude d’écrits d’oulémas marocains ou andalous, en évitant les références issues du Proche-Orient. Là encore, on décèle une inquiétude quant à l’influence de la renaissance arabe à l’œuvre au Liban, en Égypte ou en Syrie. Au sujet de l’enseignement de l’arabe, l’historien Khalid Ben-Srhir précise, par ailleurs, que les méthodes pédagogiques en vigueur dans ces collèges rompent délibérément avec les traditions toujours en cours à la mosquée-université al-Qaraouiyine de Fès. De fait, en 1920, la direction de l’Instruction publique au Maroc commande la rédaction d’un manuel spécifique à l’usage des collèges musulmans.

Enfin, les établissements « franco-musulmans », qui seront bientôt quatre avec le collège Sidi Mohammed de Marrakech et le « collège berbère » d’Azrou, préparent leurs élèves au certificat d’études secondaires musulmanes en fin de troisième. Un diplôme d’études secondaires sanctionne ensuite la fin de la classe de première. Néanmoins, ce cursus n’autorise pas les futures élites marocaines à se présenter au baccalauréat français.

LES ÉCOLES URBAINES

En marge des établissements auréolés d’un prestige réel que nous venons d’évoquer, sont bâties des  structures moins bien cotées, dites « écoles urbaines » et « écoles rurales ». Sur le modèle de ce qui se faisait déjà en Tunisie, les premières sont implantées dans quelques quartiers des grandes villes. C’est le cas à Casablanca avec, entre autres, l’école de Derb Omar. Les écoles urbaines dites « berbères » occupent une place à part. Présentes dans les régions à fort peuplement amazigh, elles sont souvent prises en main par des officiers.

D’une manière générale, ces écoles élémentaires laissent une large place au préapprentissage pour des enfants issus de milieux modestes. On y dispense un peu d’enseignement coranique, un peu d’arabe classique, du français usuel et du calcul adapté au quotidien. On y fait aussi des travaux pratiques. Les personnels qui y exercent sont souvent trop rapidement formés. La plupart du temps, les conditions d’enseignement sont peu attractives pour les instituteurs dans la mesure où les enfants concernés n’ont aucune base en français. Par conséquent, face aux diffcultés de recrutement, le recours aux suppléants est fréquent. Ce sont souvent des moniteurs pourvus du seul certificat d’études primaires musulmanes. Par la suite, on fera appel à des maîtres algériens et tunisiens bien mieux qualifiés. À l’issue de leur cursus, les élèves les plus doués de ces écoles urbaines sont orientés vers des « écoles musulmanes d’apprentissage ». À Casablanca, il s’agit de l’École de la Ferme blanche, située entre le site Beaulieu et l’ancienne médina, ou encore de l’École industrielle et commerciale. Concernant les fillettes musulmanes, près de 750 sont scolarisées dans le système « franco-musulman » en 1925, ce qui est très peu. En plus des fondamentaux, on leur enseigne le tissage des tapis, la couture, la broderie, des éléments de puériculture, d’hygiène moderne et d’arts ménagers. Il est à noter que l’entrée des filles dans ce système d’enseignement est en grande partie due à la demande pressante de la bourgeoisie marocaine progressiste. À ses yeux, c’est la première étape d’un processus d’émancipation féminine qui est sincèrement espérée.

QUEL BILAN AU DÉBUT DES ANNÉES 30 ?

En terme d’éducation, le bilan de ce « premier Protectorat » s’avère mitigé. Certes, un système d’enseignement de qualité a été mis en place pour les Européens. Par contre, pour la jeunesse marocaine dans son ensemble, les résultats demeurent très modestes. Cet état de fait nourrit des rancœurs, notamment chez les élèves des meilleures écoles auxquels sont attribués, le plus souvent, des emplois subalternes au sortir de leurs études. Quant aux filles, tout reste à faire. Hubert Lyautey est conscient de la bombe à retardement que constitue cette situation d’inégalité. Dans une circulaire de 1920, il lance l’avertissement suivant, espérant obtenir davantage de soutien de Paris pour la politique de promotion qu’il appelle de ses vœux : « Il est urgent de crier «  casse-cou « . Au contact de l’Européen, des Algériens et des Tunisiens, soyons sûrs, je le répète, qu’il va se former très vite une jeunesse ambitieuse, se jugeant insuffisamment employée, s’éduquant elle-même, apprenant le français, et, dès qu’elle sentira sa force et sa valeur, se demandera pourquoi elle est tenue à l’écart de la gestion des affaires publiques. » Effectivement, peu de jeunes Marocains bénéficient du système éducatif créé par le Protectorat. On en compte 2 887 en 1920 et 5 985 en 1925. En outre, la direction de l’Instruction publique ne consacre qu’un cinquième de son enveloppe budgétaire à l’enseignement franco-musulman, ce que dénoncent régulièrement les milieux dits « indigénophiles » de métropole. Ensuite, l’accession des élèves issus des « collèges musulmans » à l’enseignement supérieur n’est guère facilitée. De ce fait, certaines familles marocaines aisées envoient leurs fils finir leurs cursus en Angleterre, en Suisse, en Belgique, voire à Alger, au Caire, à Naplouse, à Damas ou à Beyrouth.

Enfin, en dépit de toutes les limites que nous venons de souligner, il faut aussi reconnaître que le système d’enseignement mis en place par le premier Résident général a donné quelques beaux résultats dès les années 20. Concernant le lycée Lyautey, on ne compte plus les Français du Maroc qui l’ont fréquenté et qui ont fait rayonner la culture, les sciences, l’économie ou la politique. Parmi ces premières générations d’élèves brillants, on compte également des Marocains. Nous pourrions prendre l’exemple du parcours remarquable de Mohammed El Fassi. Il obtient son brevet au Maroc, avant de décrocher les deux parties du baccalauréat français à Paris, en 1927 et 1928. Licencié es-Lettres à la Sorbonne, grand arabisant, fin connaisseur des langues amazigh, il est professeur au lycée Lyautey en 1934. On le retrouve ensuite au Collège impérial – futur Collège royal – , lieu de l’éducation des enfants du Sultan depuis 1942. Mohammed El Fassi est encore promu recteur de la prestigieuse université al-Qaraouiyine. Il fera partie des leaders du mouvement national, notamment de ceux qui rédigeront le Manifeste de l’Indépendance en 1944. Cette trajectoire hors norme doit toutefois être perçue comme l’exception qui confirme la règle durant la première phase du Protectorat.

Didier Folléas

Texte extrait de Lycée Lyautey, 100 ans d’histoire, éditeur : Lycée Lyautey, Casablanca, octobre 2023.

Ce livre, dont les bénéfices seront versés au profit de la Caisse de solidarité du lycée, a été publié dans le cadre des commémorations de centenaire de l’enseignement français à Casablanca et Mohammmédia.