Conférence de Louis Jean Duclos (88ème anniversaire de la mort de Lyautey)

Discours de Louis Jean Duclos, Thorey-Lyautey 10/07/22

Dans deux semaines, ce sera le 88ème anniversaire du décès du Maréchal : un certain 27 juillet. Depuis que, neuf ans plus tôt, en 1925, il avait quitté le Maroc, il avait partagé son temps entre son domicile parisien et ce château de Thorey qu’il venait d’y faire reconstruire. À Paris, à la tête d’un état-major symbolique, il reçut du moins, comme une ultime satisfaction, la mission d’y organiser une Exposition Coloniale qui fut un prestigieux succès. À Thorey, où les souverains marocains Moulay Youssef et son fils Mohammed V, plus reconnaissants que les responsables politiques de notre république, viennent lui rendre hommage, il se ressourçait au patrimoine lorrain.

La construction du Protectorat fut son grand-œuvre dont le Maroc d’aujourd’hui est très largement l’héritier au point que sa mémoire y subsiste, dut-elle suscitant éventuellement sympathie et/ou agacement, approbation et/ou critique, exemplarité et/ou réprobation. Pour résister ainsi à l’oubli et à l’indifférence, il faut assurément qu’Hubert Lyautey disposa d’incontestables talents.

Lorsque Hubert Lyautey reçoit son bâton de Maréchal en 1921, il est âgé de 65 ans. Il était né en effet en 1854. L’Empire, le second, ne laissait pas encore présager sa prochaine déconfiture qui génèrerait bientôt dans l’imaginaire national d’après la guerre de 1870 l’obsession de la Revanche et l’un de ses dérivatifs : l’expansion coloniale. Sans doute ne sont-ce pas là les préoccupations principales de la famille Lyautey : royaliste, on y vit dans l’attente d’une restauration, notamment la mère d’Hubert, née Grimoult de Villemotte, son modèle aristocratique insurpassable.

Tout le monde connait la douloureuse enfance du petit Hubert : une chute d’un étage sur l’épaule d’un cuirassier et huit ans d’enfermement dans un corset orthopédique. Enfin rétabli, le jeune Hubert devient un lycéen « normal », un peu exalté disent ses biographes, furieusement royaliste à ses heures, épris de chevalerie, voire attiré par la prêtrise. Puis survint le désastre de la guerre de 1870 : Lyautey a 16 ans. Bachelier en 1872, il prépare le concours de St-Cyr où il entre en 1873, il en sort deux ans plus tard, 29ème sur 281, ce qui n’est pas si mal. 

Une première affectation, en Algérie le conduit, écrit-il, à déplorer la politique assimilationniste du gouvernement. Il y dénonce la morgue des colons et le mépris ambiant de la culture indigène. Rentré d’Algérie en 1883, capitaine en 1887 et chef d’escadrons en 1893, il publie sur ces entrefaites en 1891 son fameux article « du rôle social de l’officier ». À force de s’ennuyer en Haute-Saône où il se trouve affecté, il demande et obtient d’aller servir en Indochine, un tournant exceptionnel de sa carrière : là en effet, il se trouve sous les ordres du futur général Gallieni, certes d’origine populaire mais qui sera son mentor en matière de conquête et d’administration coloniale.

De 1894 à 1902, après avoir servi en Indochine puis à Madagascar sous les ordres de Gallieni, Lyautey, promu lieutenant-colonel en 1897, prend alors le commandement du 14ème Régiment de Hussard à Alençon. C’est de là que débutera un étonnant parcours qui le conduira en Algérie d’abord, puis au Maroc, puis… sous le dôme des Invalides.

À Alençon, donc, Lyautey, promu colonel en 1900, se morfond. Alors qu’il songeait à quitter l’armée, il se trouve à faire la connaissance de Charles Jonnard, gouverneur général de l’Algérie, qui l’apprécie. Ce dernier lui fait obtenir le commandement alors vacant de la Subdivision d’Aïn Sefra, au sud d’Oran, à la frontière du Maroc.

Nommé général de brigade sur ces entrefaites, Hubert Lyautey s’y installe en octobre 1903. Il s’y préoccupe d’emblée des modalités de son voisinage marocain. Ainsi, dès 1904 est-il amené à installer une garnison à Berguent, aujourd’hui Aïn Benimathar, 40 km à l’ouest de la frontière, 80km au sud d’Oujda. Promu général de division en 1906, il commande dès lors la division d’Oran. De là, en 1907, à la suite des incidents de Marrakech puis de Casablanca, il est amené à occuper Oujda et s’aventure en territoire marocain jusqu’à 40 km de la Moulouya. Nommé Haut-Commissaire des Confins Algéro-Marocains, en 1908, par Clémenceau, alors président du Conseil, il quitte néanmoins l’Algèrie et se voit attribuer le commandement du 10ème Corps d’Armée à Rennes qu’il rejoint en décembre 1910.

Sur ces entrefaites, Hubert Lyautey s’était marié. Apparemment, la future Maréchale passait outre la tenace réputation d’homosexualité de son fiancé de 56 ans dont Clemenceau lui-même s’était gaussé en termes plutôt paillards. Quoi qu’il en soit, le futur Maréchal semble s’être plu à Rennes. Pendant quinze mois, au-delà de l’exercice de son commandement, ses activités parisiennes ne se démentent pas : militaires, il suit les cours du Centre des Hautes Études Militaires récemment institué par Joffre ; politiques, il rencontre les décideurs les plus hauts placés ; intellectuelles, il fréquente les bons auteurs et se fait élire à l’Académie française. Mais, surtout, il continue de passer pour un expert de la chose coloniale. C’est pourquoi, après que le Protectorat marocain signé le 13 mars 1912 eut débuté en catastrophe, on aura recours à lui. 

Le tout nouveau Commissaire Résident Général de la France arrive au Maroc en sauveur notamment de la communauté française de Fès contre laquelle se déchaînent au nom de l’Islam des émeutiers furieusement xénophobes. En avril, en effet, une mutinerie de soldats marocains avait entraîné le massacre de 63 compatriotes et d’un grand nombre de juifs parfaitement étrangers à l’affaire. Nommé Résident Général le 27 avril, Lyautey débarque à Casablanca le 14 mai. Le 24, il est à Fès qu’encerclent bientôt les rebelles des tribus jusqu’à ce qu’une contre-offensive du futur général Gouraud les disperse. Quelques jours plus tard, un ordre précaire ayant été restauré, sultan et résident se transportent à Rabat qui devient désormais la capitale du Royaume.

D’emblée, en bon royaliste qu’il avait été, Lyautey se fait le restaurateur du Trône. Il reçoit avec soulagement le 12 août l’abdication de Moulay Hafid, l’ingérable signataire du Traité de Protectorat, et jette son dévolu sur un l’un de ses frères, Moulay Youssef qu’il choisit pour sa réserve, sa piété, et … son manque de personnalité, dit Pierre Vermeren, un historien du Maroc moderne. Selon cet auteur, Lyautey, restaurateur historique du trône alaouite, sanctuarisera le Palais jusqu’à un confinement de fait qui n’exclut pas les égards protocolaires. Le Résident ne va-t-il pas jusqu’à tenir l’étrier du souverain lorsqu’en sa présence ce dernier descend de son cheval ? Voilà pour le symbole. 

Dans l’immédiat, l’urgence est ailleurs. Des provinces du Sud, de nouveaux rebelles surgissent. Le 18 août, aux ordres d’un saharien charismatique, El Hiba, ils occupent Marrakech où huit Français dont le consul de France se trouvent pris en otage. Trois semaines plus tard, les rebelles en sont chassés par le futur Général Mangin. Le 1er octobre, Lyautey fait une entrée solennelle dans la capitale du Sud. Il y est accueilli par les caïds des grandes tribus de l’Atlas dont l’incontournable Glaoui. Politiquement emblématique, le nouveau sultan, Moulay Youssef, dont Lyautey dira qu’il fut sa « plus belle invention » y fera à son tour une entrée solennelle quelques jours plus tard.

Ce qu’on appellera ultérieurement le « Maroc utile », soit grosso modo le Maroc des plaines, est en voie d’être sécurisé. Lyautey a alors le loisir d’y redéfinir les compétences du pouvoir chérifien : le contreseing des textes législatifs, le contrôle les juridictions islamiques, la gestion des affaires religieuses. Le reste incombe à la Résidence : l’ordre public, la diplomatie, l’administration civile (même si elle est confiée à des militaires), les travaux publics, la santé, la fiscalité, etc.  Dans ces domaines, tout est à faire : à commencer par la construction d’une nouvelle capitale, Rabat, avec son méchouar (le palais du sultan), la Résidence Générale sur sa colline dominant le Bou Regregsa ville européenne. À 60 km de là, la ville portuaire de Casablanca devient la capitale économique du Royaume. À tous les centres urbains d’importance, s’accolent des villes nouvelles. Un réseau routier enfin carrossable maille le pays en attendant d’escalader les montagnes.

À la veille de la Grande Guerre, la liaison Rabat-Oujda est enfin établie : Gouraud, promu général sur ces entrefaites, venant de Fès et le Général Baumgarten parti d’Oujda se rejoignent le 17 mai 1914 à l’est de Taza que Lyautey lui-même visitera dès le lendemain. Cependant l’axe Meknès-Boudnib, aux mains des tribus dissidentes, demeure impraticable.

De manière assez surprenante l’immense déflagration de la Guerre de 14 qui traumatisait la métropole n’eut pas d’incidence catastrophique sur le régime du Protectorat. Quelques tentatives de déstabilisation imputables à des agents allemands ou ottomans, dans le Rif ou dans le Souss, y demeurèrent sans graves conséquences. Pourtant, conformément aux instructions du gouvernement, Lyautey avait dû renvoyer en France la plus grande partie de ses troupes ne laissant aux limites du territoire contrôlé qu’un frêle « carapace », comme il disait lui-même. Paris étant gravement préoccupé par ailleurs, Hubert Lyautey peut agir au Maroc comme il l’entend. Il construit à tout va : voies ferrées, travaux portuaires, réseau routier, électrification, équipement hospitalier. En pleine guerre en Europe, lui organise des foires commerciales à Casablanca ou à Fès !   

N’empêche, la guerre en France et la manière dont elle est menée ne laissent pas de l’obséder. C’est pourquoi, lorsqu’en décembre 1916, un président du Conseil, Aristide Briand, lui propose le ministère de la Guerre ; non sans appréhension, il accepte.  Mais bientôt, c’est le clash : le 14 mars 1917 à la Chambre des Députés où il met en doute la confidentialité des débats, il s’attire les huées de l’auditoire, se retire et démissionne. Au mois de mai suivant Lyautey, redevenu Résident Général, est de retour à Rabat.

Alors va s’écouler de 1918 à 1925, ce que Pierre Benoit, l’un de ses nombreux hagiographes, décrit comme « huit années exemplaires ». Tout d’abord se poursuit l’élargissement tout-azimut du territoire soumis à l’autorité centrale. Une colonisation très encadrée s’ébauche. La sempiternelle question de l’ordre public est en voie de règlement. Mais plus que tout, dans ce « Maroc utile », on joue passionnément la modernisation du territoire sur fond de financement public, d’investissements industriels privés, de colonisation urbaine et rurale ; un processus flamboyant certes mais aux initiatives duquel les nationaux marocains, même s’ils en profitent, ne participent qu’à la marge.

Face à cette cavalcade modernisatrice, les plus hautes instances du Makhzen, selon que se désignent les autorités marocaines traditionnelles, ne participent guère, alors qu’en face, banques, industriels et colons dont Lyautey déplore le muflisme, poussent à l’administration directe « à l’algérienne ». C’est alors qu’Hubert Lyautey, le 18 novembre 1920 produit cette étonnante directive dite du « coup de barre » contre le danger de réduire le contrat de Protectorat à une « fiction ». Et de prophétiser que si on s’engageait dans cette voie la jeunesse marocaine à défaut des débouchés que notre administration leur donne si maigrement et dans des conditions si subalternes (…) cherchera sa voie ailleurs. Quelques années plus tard, le 14 avril 1925, il prophétise à nouveau : « il est à prévoir (…) que dans un avenir plus ou moins lointain l’Afrique du Nord évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome se détachera de la métropole. Et de souhaiter qu’à ce moment-là le regard des indigènes continuent à se tourner avec affection vers la France. Il souligne pour conclure la nécessité de nous faire aimer du peuple marocain en prévision du jour où il accèdera à l’Indépendance.

Mais de « coup de barre », il n’y eut point : le régime de l’ « administration directe », la dépendance économique et la colonisation agraire devinrent ainsi et jusqu’au bout, par effet de rejet, les ingrédients les plus stimulants d’un nationalisme marocain alors globalement anti-français. Après trente ans d’incubation celui-ci eut raison du Protectorat. Et les historiens de conclure : Lyautey, visionnaire, sans doute, mais prisonnier d’un système. 

En ce début des années vingt il apparait au sommet de sa gloire. Tandis qu’une bronca locale d’opposants européens échoue à obtenir son rappel, à Paris, il est comblé d’honneurs : en 1920 il est enfin reçu à l’Académie Française ; en 1921 il est fait Maréchal de France ; en 1922, c’est lui qui pose la première pierre de la Grande Mosquée de Paris. 

En février 1923, se situe l’épisode du grave accident de santé qui, au cours d’un déplacement, le retient à Fès. Alors sous le coup d’une affliction sans doute sincère, les autorités religieuses font prier pour lui dans les mosquées. 

Mais se profile déjà la crise rifaine à laquelle succombera, entre autres victimes, la carrière marocaine du Maréchal. Face à l’éventualité puis à la certitude qu’après avoir défait les Espagnols dans leur zone de protectorat, les Rifains s’en prendront aux positions françaises, le Maréchal ne cesse de réclamer un renforcement de ses effectifs. Ceux-ci ne commenceront à arriver que fin avril 1925. Or le 12 du même mois, les Rifains sont passés à l’offensive, remportant succès sur succès. Deux mois plus tard, Taza et même Fès sont menacés et, en même temps, à Paris, la disgrâce de Lyautey est en cours. En juillet, on lui adjoint un général commandant supérieur des troupes du Maroc. Quelques jours plus tard, c’est un Maréchal qu’on lui envoie en mission, Philippe Pétain. Animé d’une malveillance certaine, ce dernier juge son camarade dandy, capricieux, « militaire de colonies », qui a le mauvais goût d’être aimé, écrit un biographe, Hervé de Charrette. En août, Pétain revient en commandant général des opérations militaires. Il s’installe à Meknès. À Lyautey, il ne reste plus qu’à démissionner. Le 24 septembre, c’est chose faite. Dix jours plus tard, son épouse et lui embarquent à Casablanca. Devant Gibraltar, des unités de la Royal Navy saluent son passage. À Marseille, le 13 octobre, aucun accueil officiel : quelques amis seulement sur le quai et… le pacha de Marrakech.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               

Lyautey passera l’essentiel des neuf années qui lui restent ici-même. Hors la mission qui lui est confiée d’organiser l’Exposition Coloniale de 1931, tout Maréchal qu’il est, Hubert Lyautey demeure sans emploi et le regrette. Quoiqu’il en dise, il suit les évolutions de ce Maroc bien-aimé et regrette maintes mesures prises par M. Steeg, son successeur. Les fidèles des années marocaines sont rares de sorte que les visites des sultans Moulay Youssef puis de Mohammed V, son fils, n’en sont que plus appréciées. Au soir de sa vie, alors qu’il a retrouvé la foi chrétienne et les pratiques de son enfance, c’est aussi le regret de n’avoir pas mieux réussi à servir son pays, estime-t-il, qu’il a l’humilité de regretter. 

Hubert Lyautey décède le 27 juillet 1934. Il souhaitait que son corps fût inhumé au Maroc, cette terre qu’il a tant aimée. De fait, sa dépouille fut transportée à Rabat et sera déposée dans un mausolée édifié dans le parc de ce qui était la Résidence. Ce ne fut qu’un répit d’un quart de siècle. En effet, un matin d’avril 1961, à la demande du gouvernement marocain indépendant, son cercueil est renvoyé en France. Sur le parcours du convoi, un public recueilli verse des larmes. Le 17 mai suivant, le général de Gaulle lui-même, l’accueille sous la coupole des Invalides.

On citera en conclusion ces mots que le chef de l’Etat prononçait à cette occasion. Allant à l’essentiel, il saluait en lui l’homme d’action qui sut allier la fermeté du gouvernement (…), l’influence de la culture (…), le sort de l’économie (…), la force et la gloire des armes. Et tant mieux s’il ajouta à ses vertus d’homme d’État la séduction du « romantique de la pensée et de l’action ».