Colloque de 2004

Colloque « Lyautey » de 2004, salon du « Livre sur la place »

Un Colloque Lyautey s’est tenu à Nancy pendant le salon du « Livre sur la place », dans la Salle d’honneur de l’Université.
La première demi-journée, le vendredi 17 septembre 2004, était présidée par Mme Edmonde Charles-Roux, présidente de l’Académie Goncourt. En soirée, a été projeté un film documentaire tourné spécialement pour ce colloque et suivi d’un débat.
Le lendemain matin, Monsieur Hervé de Charette, ancien ministre, a ouvert la demi-journée qu’il présidait en brossant un remarquable portrait du Maréchal Lyautey (cf. fin de page).

Les différentes communications du Colloque ont porté sur les sujets suivants :

  • Présentation générale du Maréchal Lyautey
    par Arnaud Teyssier.
  • La correspondance de Lyautey et ses invariants, de l’Indochine à Madagascar (1894-1902)
    par Jean-Pierre Renaud.
  • Lyautey et la première guerre mondiale
    par Jacques Frémeaux.
  • Lyautey et les droites : réflexions sur un portrait politique 
    par Jean El Gammal.
  • Le retour de Lyautey en Lorraine
    par Jean-François Thull.
  • Lyautey-Barrès : une amitié tardive et une relation inachevée
    par François Roth.
  • Les Tharaud et Lyautey
    par Michel Leymarie.
  • Lyautey et l’aménagement des villes marocaines (1912-1925)
    par Rémi Baudoui.
  • Lyautey vu du Maroc
    par Jamaa Baïda.
  • Le souvenir de Lyautey aujourd’hui
    par Pierre Geoffroy.

Les actes du colloque ont fait l’objet d’un numéro spécial – 2004 – des « Annales de l’Est », revue semestrielle publiée par l’Association d’Historiens de l’Est.

Allocution prononcée le 18 septembre 2004 au colloque Lyautey à Nancy par Hervé de Charrette.

Avant toute chose, je souhaiterais vous exprimer tout le plaisir que j’ai à participer aujourd’hui, avec vous, à cette rencontre autour de Lyautey, dans la ville natale de ce personnage historique, né la même année que Rimbaud. Nous voici réunis dans la faculté de Droit, Place Carnot, dont la création remonte à peu près à la naissance du futur Maréchal de France. À l’époque, Nancy était déjà une ville prospère et moderne, profitant du développement économique et industriel de toute la région. 

On connaît l’amour que Lyautey porta toujours à sa région natale. À une dizaine de kilomètres, la propriété de famille de Lyautey, le Crévic, fut le terrain de ses jeux d’enfant, puis lieu de repos du jeune militaire en permission, avant sa destruction par les Allemands pendant la Grande Guerre. Non loin d’ici, il y a Thorey, hérité d’une tante, et qui fût son lieu de retraite au retour du Maroc. On peut encore aujourd’hui en apprécier le charme désuet et émouvant. 

À l’ouverture de notre séance, et après et l’excellent film que nous avons vu hier, je souhaiterais évoquer la personnalité de Lyautey. Je ne prétends pas ici faire œuvre d’historien, mais distinguer ce qu’il y a d’extraordinaire chez cet homme multiple, presque insaisissable et qui le rend si attirant.

Portrait d’un génie aux multiples facettes
Lyautey n’était pas un héros ordinaire. Ce qui frappe d’emblée chez ce « Grand Lord colonial de la Troisième République », c’est la multiplicité de ses humeurs, la complexité de sa personnalité. Wladimir d’Ormesson l’exprime par cette jolie formule : “plusieurs tendances se superposent en Lyautey comme des couches différentes dans une terre riche”. Et c’est vrai : Lyautey est une contradiction en chair et en os. Son œuvre, à la fois aventureuse et passionnée est rigoureusement ordonnée : passion et rigueur ne sont pas antagonistes chez lui. Lyautey se dérobe à toute prise, y compris à celle de sa Légende. 

Lyautey est un esthète, Homme d’action, Lyautey n’en est pas moins attiré par le monde des arts et des artistes. C’est un improbable militaire-artiste. On connaît tout le soin qu’il donne à l’aménagement de ses appartements, tant en Algérie, en Indochine, à Madagascar, qu’au Maroc. Lyautey est aussi une fin lettrée, élu à l’Académie française (1912), goûtant avec plaisir les conversations distinguées et les lectures raffinées. Il sait séduire ses interlocuteurs et fréquente les grands artistes de son siècle, Hérédia, Proust, Anatole France, Bainville… Son œuvre épistolaire abondante (à ses frère et sœur, amis…) révèle un véritable écrivain, dont les textes laissent percevoir délicatesse et lucidité.

Dès sa jeunesse, il multiplie les voyages et semble animé d’une passion de la synthèse entre l’Orient et l’Occident, qui le mène notamment en Turquie, puis en Algérie. Son approche de l’Orient, inspirée par Delacroix, est exempte de nombreux préjugés de son époque. L’homme se définit lui-même comme un « amant de la lumière », mais c’est aussi un amant du beau. Lyautey est un esthète, caractérisé par une sensibilité extrême, effervescente, qui le pousse naturellement vers les choses de l’art. Toute sa vie, il ne cessera toute sa vie de collectionner les bibelots rares, les étoffes, les armes et de superviser lui-même la décoration de ses logis, dont le Thorey nous restitue l’ambiance aujourd’hui encore. 

Lyautey est un anticonformiste : Il y a chez lui un côté grand seigneur, original, figure qu’il cultive jusqu’à l’ostentation et dont il fait un véritable principe de vie. Cette disposition d’esprit se manifeste dès Saint-Cyr : elle naît en réaction à l’esprit de corps et de soumission passive qui caractérise en général les jeunes officiers. Au contraire, lui, exècre l’esprit de carrière et la fierté martiale des militaires dans lesquels il ne voit qu’excès et vulgarité.  Rappelez-vous ce dialogue avec Pétain : – Pétain : « Je suis devenu Maréchal en obéissant » – Lyautey : « Et moi, je suis devenu Maréchal en désobéissant ».

Viscéralement traditionaliste, il sait pourtant rompre le corset des conventions légué par son univers familial. Profondément monarchiste, il sert la République avec un zèle extraordinaire. La tradition, les racines ne méritent selon lui d’être respectées que si elles sont source de vie. Il se refuse au conformisme et à l’adhésion béate aux rites militaires. Il se montre plus généralement choqué par le manque d’ouverture d’esprit d’une partie des élites françaises. En Algérie, Lyautey fréquente d’emblée les élites arabes, éprouvant un respect instinctif pour l’islam et sa civilisation patriarcale. 
 
Lyautey est un aventurier : Au-delà de l’anticonformisme, se fait jour très tôt chez lui comme une bizarrerie, une curiosité insatisfaite. À l’âge de dix ans, féru d’une éthique spartiate, il s’oblige à dormir par terre. À 25 ans, ébloui par l’intense et mystérieuse beauté de l’Algérie, il décrit ainsi sa philosophie : « Il n’y a que l’art, la vie errante, l’imprévu, le ciel bleu, les randonnées dans le désert ». Il goûte avec délectation l’intensité simple et sereine de la vie nomade dans les oasis, « le laisser vivre idéal, sans contraintes, sans lisières, presque la vie de nature ».

On comprend dès lors l’admiration qu’il porta à Isabelle Eberhart, la femme bédouine, écrivain nomade du sud algérien : « Elle était tout ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire ». À la mort d’Isabelle, lors de la crue de l’Oued d’Aïn Sefra, Lyautey ordonne à ses hommes de retrouver ses écrits. C’est grâce à son acharnement que ces feuillets seront tirés de la boue et de l’oubli et finalement publiés. 

De prime abord, il apprécie les coloniaux, ces aventuriers modernes, avec lesquels il rêvait alors de « vie active, de création de villes, de pays neufs à modeler ». Comme vous le savez, cependant, il aura tôt fait de nuancer cette vision naïve et jugera sévèrement les colons du Maroc. 

Lyautey est surtout un homme d’action. « Agis-agis-agis » écrit-il sur ses cahiers de jeunesse. Plus tard, maréchal vieillissant, il dira ‘je sens que hors de l’action productrice, impérative et immédiate, je me ronge, je me corromps’. Paradoxal et parfois contradictoire dans ses pensées, il ne trouve son unité que dans l’action, où il se révèle clair, ardent et souvent visionnaire. 

Lyautey, c’est le prototype du vrai chef militaire, comme l’armée française en connut très peu. Wladimir d’Ormesson, qui fût son aide de camp au Maroc, le décrit comme un “Chef, animateur, organisateur de génie, magicien”, et il est vrai que Lyautey se distingue par un sens aigu du commandement et de l’administration. 

Jeune officier, son escadron de cavalerie devient pour lui un laboratoire d’idées progressistes, où il multiplie les initiatives qui surprennent ses supérieurs. 

Résident au Maroc, il choisit ses collaborateurs avec une vigilance inquiète, ne ménageant ni son temps ni ses crédits pour faire venir les meilleurs de chaque discipline. Il sait déléguer et s’entourer. Son bureau à Rabat est une ‘usine de travail’ baignant dans un ‘esprit de perpétuelle invention’. 

Il règne autour de lui une vibrante foi collective. Il enthousiasme ses hommes, il les entoure d’une attention subtile et permanente. Il les motive et leur insuffle un esprit d’équipe et de responsabilité. 

Son commandement, il ne le conçoit pas sans une permanente ‘présence sur place’, une “tournée incessante”, une ubiquité à valeur exemplaire. 

« Survenant à l’improviste, rapide, souple, félin, le général, est partout à travers les échafaudages, sans souci des obstacles ». Il est militaire dans l’âme, exigeant à l’extrême avec ses subordonnés, ce qui ne l’empêchera pas de critiquer sans cesse sa hiérarchie. 

Lyautey est aussi un fin stratège militaire. Fruit de son expérience sur le terrain, cette stratégie consiste à limiter l’emploi de la force et à éviter autant que possible les expéditions spectaculaires, qu’il trouve inutiles et coûteuses. À la manière forte de Clemenceau, il préfère ce qu’il nomme la politique de la « tache d’huile » : pacifier région par région, en traitant directement avec les rebelles, sans employer les armes, en “organisant et pacifiant les tribus à mesure, y créant les goums locaux, y ouvrant les marchés, y poussant le rail”.
 
La vérité, c’est que plus que des succès militaires, Lyautey recherche avant tout les victoires politiques qui lui valent la coopération des populations, le respect des élites et l’amour du peuple. 

Le hasard l’entraîne là où il s’y attendait le moins. Il se voyait un grand destin à l’intérieur de nos frontières. Mais c’est l’outre-mer qui le révélera. Lyautey est l’inventeur du Maroc moderne.

Il est partout et crée de toute pièce une administration moderne et invente un droit nouveau, fusionnant tradition musulmane et modernité d’inspiration française. 

Pour préserver l’immense patrimoine marocain, il nomme Tranchant de Lunel comme conservateur des monuments historiques et crée le Service des antiquités, beaux-arts et monuments historiques. « Ce fut la bonne fortune du Maroc d’avoir, dès l’origine, cette belle équipe d’artistes et d’hommes de goût, passionnément épris des beautés de ce pays, résolus de se donner à leur sauvegarde », écrit-il, en pensant certainement à Majorelle. Lyautey fait restaurer les mosquées, les médersas, les portes monumentales, les palais, les fontaines, encourageant les artisans locaux par ses travaux. 

Il construit à tout va. Les chantiers sont partout. ‘Un chantier m’évite un bataillon’ dit-il. Il crée un réseau d’infirmeries et de dispensaires. Il met en place une véritable politique éducative afin de scolariser les jeunes Marocains. Il crée des routes, des hôpitaux, des ports, des voies ferrées. Il instaure le système, métrique, unifie les poids et les mesures, et crée la Bourse de Casablanca. 

Il est le premier grand fondateur de l’Empire colonial français. Mais il fonde sa stratégie sur une certaine idée de l’avenir de l’Empire.

Lyautey avait un respect profond pour les autres cultures et un rejet non moins profond des politiques coloniales méprisantes à l’égard des élites traditionnelles et des coutumes. On connaît ses mots rédigés en 1920 : « Si nous sommes maladroits, ce peuple (marocain) nous mettra à la porte dans vingt-cinq ans ; si nous savons le conduire, il s’émancipera dans soixante ans, mais nous resterons ses amis ». 

Ce qu’il rejette, c’est la doctrine assimilationniste de la France. Ce qu’il recherche dans le respect des différences et le dialogue des cultures, c’est une voie médiane entre assimilation et isolement des cultures. C’est un lien durable entre la France et ses territoires coloniaux.